Loxias | Loxias 8 (mars 2005) Emergence et hybridation des genres
Marie-Françoise Melmoux-Montaubin :
Octave Mirbeau : Tératogonie et hybridations ou la naissance d’un intellectuel
Résumé
« Tératogonie et hybridations ou la naissance d’un intellectuel » se propose d’étudier les formes et les sens de l’hybridation dans les différents romans « monstres » ou textes narratifs d’Octave Mirbeau, en les reliant d’une part à l’histoire des formes et à la pratique du genre romanesque, d’autre part à une approche idéologique, dans le cadre de la naissance de l’intellectuel autour de l’affaire Dreyfus. L’écriture de Mirbeau va dans le sens d’une hybridation croissante des formes, au point de mettre en péril l’existence même du genre romanesque, en même temps qu’elle affiche un souci toujours plus affirmé de se plonger dans le réel : l’intégration du texte journalistique dans la trame romanesque est l’une des marques de ce processus. L’hybridation apparaît ainsi comme une stratégie pour détourner la littérature ; le paradoxe veut que cette subversion s’accompagne d’une réflexion poétique extrêmement précieuse, sur les questions notamment du personnage, des frontières génériques, ou encore du rythme narratif.
Plan
- Gastéropodes, coraux, hétéropodes, madrépores, siphonophores, holothuries et radiolaires ou cellule primordiale ? Une poétique du roman
- Comment et pourquoi l’affaire Dreyfus engendra des « monstres » littéraires
- En haine du roman
- Le Jardin des supplices : l’hybridité élevée à l’état d’art poétique
- « Transsexualisation » et hybridation
- Physionomie du monstre
- Hésitations génériques et intertextualité envahissante
- Le personnage existe-t-il ?
- Journalisme et subversion du littéraire
- Les 21 jours d’un neurasthénique : fonds de tiroirs d’un reporter ou recueil de contes et nouvelles ? le symptôme d’une rupture avec les lettres
- La 628-E8 ou comment la voiture emporte le texte hors de la littérature
- Ceci n’est pas un roman
- Le fou et l’académicien ou comment inciter son lecteur à apprendre à lire
- Mélange des tons, mélange des genres
- « Frontières »
- Mort de Balzac
- Une poétique automobile ?
- Une composition impressionniste ?
- Humain, trop humain : le monstre
Texte intégral
Puisque l’hybridation relève en première instance du lexique du vivant, je commencerai par cette réflexion, empruntée au début du Jardin des supplices, roman de 18991. Les premières lignes de ce roman mettent en scène un apprenti politique, plus exactement un malhonnête qui, « ne sachant plus que faire et condamné par une série de malchances à la dure nécessité de (se) pendre ou de (s’)aller jeter dans la Seine » (II, 183), se présente aux élections législatives, avec comme seule carte de visite d’être « betteravier ». Pour compenser l’échec qu’il subit contre toute attente et en dépit des promesses électorales qui lui avaient été faites, l’un de ses proches haut placé lui trouve une mission scientifique :
« Voyons !… Es-tu… comment dirai-je ?…es-tu embryologiste ?
Il lut ma réponse dans le regard effaré que je lui jetai.
– Non ! … tu n’es pas embryologiste… Fâcheux ! très fâcheux !…
– Pourquoi me demandes-tu cela ? Quelle est encore cette blague ?
– C’est que, en ce moment, je pourrais avoir des crédits considérables – oh ! relativement ! – mais enfin, de gentils crédits, pour une mission scientifique, qu’on aurait eu plaisir à te confier…
Et, sans me laisser le temps de répondre, en phrases courtes, drôles, accompagnées de gestes bouffons, il m’expliqua l’affaire…
– Il s’agit d’aller aux Indes, à Ceylan, je crois, pour y fouiller la mer… dans les golfes… y étudier ce que les savants appellent la gelée pélasgique, comprends-tu ? … et, parmi les gastéropodes, les coraux, les hétéropodes, les madrépores, les siphonophores, les holoturies et les radiolaires… est-ce que je sais ?… retrouver la cellule primordiale… écoute bien… l’initium protoplasmique de la vie organisée… enfin, quelque chose dans ce genre… C’est charmant – et comme tu le vois – très simple… » (205)
Dans ces quelques lignes à peu près initiales d’un roman qui est l’un des plus célèbres de Mirbeau, il est possible de lire quelque chose comme un art poétique. L’œuvre romanesque est désignée sous la forme de « gastéropodes », « coraux », « hétéropodes », « madrépores », « siphonophores », « holoturies » (sic) et « radiolaires », autant d’éléments complexes et foisonnants, bourgeonnants même, puisque la plupart sont en réalité des polypes2, mais également inorganisés, le plus souvent invertébrés ; le lecteur serait invité, « en mission », à y chercher « la gelée pélasgique », « la cellule primordiale », « l’initium […] de la vie organisée… enfin, quelque chose dans ce genre ». Cette « gelée pélasgique », cet « initium » ainsi compris serait la forme narrative, plus précisément en l’occurrence la forme romanesque, base de la construction de la plus grande partie de l’œuvre de Mirbeau, sans cesse compliquée et débordée par des combinaisons multiples, des mélanges audacieux. Sous les bourgeonnements et les greffes multiples, par-delà l’hybridation, il convient donc de chercher le noyau romanesque : une mission « charmante » et « très simple », comme l’explique le politique, et le lecteur comprend sans peine qu’il faut entendre là une antiphrase.
De fait, les textes narratifs de Mirbeau apparaissent comme le lieu s’il en est du mélange des genres et des hybridations, au point que la plupart des critiques, aujourd’hui comme hier, se plaisent à présenter son œuvre comme un « monstre », la tératogonie apparaissant comme l’une des manifestations privilégiées de l’hybridation. Cette production monstrueuse ne concerne cependant pas sans nuance toute l’œuvre de Mirbeau, mais relève pour l’essentiel de ce qu’on pourrait appeler sa deuxième période.
Mirbeau produit durant plus de 40 ans, des années 1875 à 1917, une œuvre considérable, faite de pans multiples, œuvre de journaliste (aussi bien critique d’art, que critique littéraire, dramatique, mais aussi journalisme politique), de dramaturge (avec quelques très grands succès, comme Les Affaires sont les affaires en 1903), de conteur, commencée très tôt, dans la presse, œuvre de romancier enfin, qui se déploie en deux temps : des romans appelés à tort et par solution de facilité ses « romans autobiographiques » (Le Calvaire, Sébastien Roch et L’Abbé Jules) et les romans qui ont assuré sa célébrité, tous publiés autour de l’Affaire Dreyfus : Le Jardin des supplices en 1899, Le Journal d’une femme de chambre en 1900, auxquels il faut ajouter deux autres textes, de forme inusitée : Les 21 jours d’un neurasthénique publié en 1901 et La 628-E8, de 1907. Ces textes, dont on ignore généralement sous quelle bannière générique il convient de les ranger, nous intéressent de ce fait au premier chef. De cette rapide présentation, il convient de garder en mémoire deux éléments essentiels :
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la pratique de genres multiples et l’écriture simultanée sur des supports divers, livre ou journal, cette diversité facilitant les risques de contamination d’un support à l’autre ou d’un genre à l’autre. Une telle diversité des pratiques suggère déjà l’hybridation ou du moins le possible consentement à des formes hybrides.
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le tournant des années 1898-1900, le tournant de l’Affaire Dreyfus. C’est à partir de cette date que Mirbeau produit d’authentiques « monstres » romanesques, c’est à cette date que l’hybridation s’installe comme un mode d’écriture systématique. Mon projet est précisément de montrer comment l’hybridation générique s’inscrit dans un propos plus vaste, de type idéologique, qui ne relève pas nécessairement ou essentiellement d’un dessein littéraire. Dans les années 1890, Mirbeau devient un « intellectuel »3 ; hybridation générique et genèse d’un intellectuel marchent de pair dans son œuvre.
Pour comprendre à la fois ce poids du politique et cette propension à forger des monstres, il faut bien comprendre ce qu’est, pour Mirbeau, la littérature. Au commencement, est un double refus, de la littérature en général, et du roman en particulier. La posture n’a rien de très original dans les années qui suivent la mort de Balzac : c’est celle sur laquelle s’édifient la plupart des grandes œuvres contemporaines, celle de Barbey notamment, mais aussi dans une certaine mesure celle d’un Zola affirmant faire autre chose que du roman, celle évidemment des décadents, Huysmans au premier chef… Chez chacun pourtant, ce refus de la littérature prend une forme particulière. Ce peut être, c’est souvent chez les décadents, celle du silence, manifesté notamment par le silence progressivement imposé à la fiction dans l’œuvre romanesque de Huysmans, toujours plus documentaire (historique, hagiographique, critique…) et toujours moins romanesque.
Mirbeau exprime à mainte reprise ce même refus de la littérature et singulièrement du roman. S’il récuse la littérature, c’est parce qu’elle ignore tout de la vie, s’il repousse le roman, c’est que le roman, confiné dans d’éternelles histoires d’adultère, n’a rien à voir avec les préoccupations du monde : « Je suis dégoûté de plus en plus de l’infériorité des romans comme manière d’expression. Tout en le simplifiant au point de vue romanesque, cela reste toujours une chose très basse, au fond très vulgaire », écrit-il à Claude Monet en septembre 1891. On ne saurait lire là un sentiment transitoire de crise. En 1890, dans un « Dialogue triste » intitulé « Amour, amour » (Le Figaro, 13 octobre 1890) cette réflexion s’impose : la littérature « demeure immuablement à l’état de divertissement public. Son rôle social est d’amuser les oisifs et les passants, de faire rêver les femmes ; elle ne l’entend pas autrement. Si, parfois, elle tente une incursion timide dans le domaine intellectuel, la critique, chargée de veiller au maintien du bon ordre littéraire, pousse des cris d’alarme. Il lui faut de l’amour. Et le public qui lit et achète, répète avec la critique : il me faut de l’amour. » Cette littérature qui ne se préoccupe guère que de « l’unique et palpitante question de savoir si Jean épousera Jeanne et si Pierrette trompera Pierre, et de quelle façon et vice-versa » apparaît à Mirbeau comme un art résolument « mort », tout juste bon à être embaumé et enfermé dans des musées qu’il se fait fort de ne pas fréquenter. En 1907 encore, il affirme être prêt à renoncer à sa « bibliothèque où les livres fermés dorment sur leurs rayons », à ses tableaux « qui, maintenant, mettent de la mort sur les murs, tout autour de moi » (La 628-E8, III, 288).
Contre la littérature morte, il faut donc produire autre chose, en prise sur la vie. Mais comment faire quand on vit une plume à la main ? Comment faire autre chose que de la littérature en écrivant ? La fabrique de monstres est une réponse à cette question. Si elle intervient autour de l’Affaire, c’est qu’à ce moment-là, Mirbeau perçoit soudain avec une acuité beaucoup plus grande l’urgence de l’action, sentiment clairement exprimé dans un célèbre article de 1898 publié dans L’Aurore sous le titre de « Palinodies » : « Il faut bénir cette affaire Dreyfus de nous avoir en quelque sorte révélés à nous-mêmes, d’avoir donné à beaucoup d’entre nous, trop exclusifs ou trop sectaires dans leur compréhension de la vie sociale, un sens plus large de l’humanité, un plus noble et plus ardent désir de justice » (« Palinodies », L’Aurore, le 15 novembre 1898). A partir de ce moment-là, Mirbeau va essayer d’agir, évidemment par ses articles (c’est l’époque d’une publication démultipliée dans divers journaux), mais aussi dans ses livres, pièces de théâtre et romans. C’est aux romans que je m’attacherai en priorité, la facture de l’œuvre dramatique de Mirbeau restant, à quelques nuances près, très convenue : son théâtre n’est évidemment pas inintéressant, mais c’est du théâtre « à thèse », avec toute la lourdeur que cela suppose, du théâtre dans lequel l’originalité tient au choix des thèmes traités, plus qu’à un quelconque renouvellement formel.
Je commencerai par Le Jardin des supplices, dans lequel l’hybridité est élevée à l’état d’art poétique complexe, au point que quelques critiques avisés ont pu constater que le pire des supplices, dans ce roman qui en compte pourtant d’atroces, était peut-être celui infligé au roman4. On risquerait volontiers une analogie : la plupart des supplices évoqués ont une tonalité explicitement sexuelle ; l’un d’entre eux, conté avec complaisance par le bourreau, réside en une entreprise de « transsexualisation » :
« Hier, ma foi… ce fut très curieux… D’un homme j’ai fait une femme… Hé !… hé !… hé !… C’était à s’y méprendre… Et je m’y suis mépris, pour voir… Demain, si les génies veulent bien m’accorder la grâce que j’aie une femme, à ce gibet… j’en ferai un homme… C’est moins facile… Ha !…ha !… » (287).
Au changement de sexe par la violence répond la métamorphose des textes sous d’égales violences ; si l’homme se fait femme, de même, par un rapport d’analogie sans cesse suggéré par le texte, le roman se fait… quoi exactement ? Un texte qui n’est plus roman, mais n’est pas pour autant reportage : une « chose sans nom ».
Le roman est composé de trois parties5 : « Frontispice », « En mission », « Le Jardin des supplices ». A ce caractère composite, il faut ajouter que les trois parties en question n’avaient originellement rien à voir entre elles, puisqu’elles ont toutes trois été publiées précédemment dans des journaux, sous forme d’articles, non seulement séparément, mais à des dates différentes, pour l’essentiel entre 1889 et 1898. Il faut rappeler aussi que deux de ces trois parties sont elles-mêmes composites, puisque formées de brefs textes publiés eux aussi séparément avant d’être rassemblés sous ce titre.
- « En mission » est la partie la plus ancienne ; texte autonome, qui a été publié deux fois avant d’apparaître dans le roman, en septembre 1893 dans L’Echo de Paris, puis, complété, en décembre 1895 dans un autre quotidien, Le Gaulois.
- « Frontispice » est une pièce complexe, composée de plusieurs fragments dont les dates de publication dans la presse s’étalent entre juin 1889 et août 1898, autrement dit sur une dizaine d’années
- « Le Jardin des supplices » est pour l’essentiel, comme « En Mission », un texte autonome, publié deux fois dans la presse, en 1897 puis de nouveau en 1898, fortement augmenté, sous le titre de « Fragments ». Mais à ce texte ont été ajoutés ici ou là pour la publication du roman des morceaux pris dans d’autres articles de Mirbeau.
Le roman est donc fait de pièces prises un peu partout, écrites à des dates différentes, concernant des objets différents, artificiellement rassemblés.
Les trois intertitres semblent bien par ailleurs renvoyer à des genres différents : « Frontispice » fait signe du côté de l’architecture et de la peinture, des beaux-arts pour dire vite ; « En mission » évoquerait volontiers le roman d’aventures ; « Le Jardin des supplices » suggère une mise en abyme (puisque le titre de la IIIe partie est aussi le titre d’ensemble), forme privilégiée de la littérature de décadence, mais aussi et surtout approche réflexive d’un texte qui s’interroge sur lui-même. Les trois parties relèvent ainsi hypothétiquement de trois genres distincts et n’ayant pas grand chose à voir entre eux, un seul de ces genres, celui du roman d’aventures, appartenant par ailleurs à la poétique « traditionnelle » du roman.
S’ajoute à cela la richesse d’une intertextualité si florissante qu’elle en devient déstabilisante : on entend dans le roman des échos divers, de Sade, Baudelaire, Barbey, Lorrain, Huysmans… sans qu’on sache nécessairement qui plus est comment le texte se situe par rapport à son hypotexte. Que dire par exemple de la description luxuriante du jardin et de ses fleurs, au potentiel sexuel si hautement affiché qu’il laisse perplexe : pastiche, plagiat, parodie de A rebours ? création d’un espace mythique, qui rappellerait l’Eden primitif ? création, plus probablement, d’un espace « littéraire », fait de la superposition des références possibles du passage ?
L’impression de confusion est renforcée par le statut très ambigu des personnages. A lire attentivement le texte, on se demande en effet s’il y a bien des personnages communs aux trois parties. L’un d’eux s’impose certes : dans le « Frontispice », il apparaît sous les traits de « l’homme à la figure ravagée » (177) qui va raconter son histoire, que représentent fictivement les deux parties suivantes, un homme qui tient pour acquis que la femme, loin d’être cet être de tendresse et de pitié que les littératures se plaisent à mettre en scène, est en réalité « une force invincible de destruction », « la matrice de la mort » (178). Ce même personnage apparaît dans « En mission » sous les traits d’un affairiste raté et véreux, cynique et sans scrupule, maître-chanteur d’assez bas étage, « l’embryologiste » pressenti que j’évoquais plus haut ; puis à nouveau dans « Le Jardin des supplices », comme une sorte de malheureux amant, absolument soumis à une femme fatale, Clara. Aucune unité psychologique entre les trois parties : si le roman prend l’aspect d’un monstre, c’est sans doute aussi parce qu’il n’y a pas de personnage susceptible de poser puis d’entretenir une vraisemblance romanesque. Il en va de même pour le personnage féminin, Clara : loin d’être un personnage dont le lecteur pourrait suivre les « états de conscience » conformément au cahier des charges du roman contemporain, elle apparaît davantage comme un archétype, celui de la femme fatale. La Juliette du Calvaire (I) présentait certes à peu de choses près les mêmes attributs qu’elle ; mais le roman tissait alors tout un intertexte susceptible de donner une existence romanesque à Juliette et d’inciter le lecteur à « croire » en elle. Rien de tel pour Clara ; le lecteur n’a pas à se soucier si peu que ce soit de la vraisemblance de ses aventures (de toute façon résolument invraisemblables) ni même de son caractère : le roman se joue ailleurs. C’est donc bien un « roman », mais qui ne fait même pas semblant de fonctionner comme tel, un roman « raté » en quelque sorte, mais comme volontairement raté.
Pourquoi ces malformations et difformités, qu’on soupçonne choisies ? Les emprunts à la presse suggèrent un début de réponse. La formule qui consiste à composer un roman de la reprise de chroniques manque d’originalité, tant sont nombreux les contemporains qui réinvestissent de même leurs articles dans les romans. Le rapport au texte que suppose cette pratique n’en est pas moins intéressant : l’écriture dans la presse est en effet regardée durant tout le siècle comme une pratique inférieure6. On écrit dans le journal parce qu’il faut bien vivre (« Le journalisme pour moi, vous le savez, c’est la vie, c’est les mémoires acquittés du tailleur et du bottier », écrivait Barbey d’Aurevilly le 19 avril 1853 à Trebutien), mais on a bien conscience en règle générale qu’on ne saurait confondre presse et littérature7. Transférer telles quelles des pages écrites pour le journal pour en faire un livre est donc une forme de subversion, une manière de nier la spécificité d’une écriture littéraire. Plus encore, les articles repris par Mirbeau et intégrés dans la trame du Jardin n’étaient pas nécessairement des fictions. C’est le cas par exemple des textes concernant la colonisation, que Mirbeau a d’abord publiés sous le titre « Colonisons » en novembre 1892 dans Le Journal, puis sous le titre « Civilisons », en mai 1898 dans le même Journal, avant de le reprendre dans la troisième partie du roman, « Le Jardin des supplices ». Or le texte, même strictement identique (ce qui est en l’occurrence à peu près le cas) a-t-il vraiment le même sens quand le lecteur le lit dans son journal signé du nom de Mirbeau et quand il le retrouve au cœur de la fiction, placé dans la bouche de Clara, femme fatale avide de meurtre ? La charge anti-coloniale est-elle la même dans un cas et dans l’autre ? A la clarté, à l’évidence, du texte premier, celui du journal, s’oppose le caractère très ambigu du même texte inséré dans la fiction. L’hybridation apparaît ainsi comme un dispositif par lequel le factuel et l’idéologique adviennent à la littérature, par lequel le monde entre dans le livre, en un état non pas de résolution (témoin les interrogations que continue à soulever le texte), mais de questionnement. Projeter la chronique, en l’occurrence la chronique politique, dans le roman, c’est contraindre le livre à porter une interrogation sur le monde, que le lecteur ne peut plus ignorer. C’est contraindre la littérature à sortir d’une sphère protégée pour entrer dans le combat du vivant8. L’intention est clairement manifestée par la dédicace du Jardin des supplices, qui désigne la portée politique, idéologique du texte, pourtant largement plongé par ailleurs dans le mythe originel d’un « jardin des supplices » conçu comme une inversion du « jardin des délices » de l’Eden originel9. Le message est prolongé par la datation proposée pour le roman (et dont la composition des différentes pièces suffit à montrer à quel point elle est en réalité controuvée), puisque le texte précise in fine : « Clos Saint-Blaise, Paris, 1898-1899 », ancrant ainsi le roman dans une temporalité qui est celle de l’affaire Dreyfus. L’hybridation lourdement imposée contribue à faire jaillir le texte de la littérature morte dans le monde contemporain, par la force de la parole journalistique. Cette poétique sera suivie désormais par Mirbeau, dans un sens qui va l’amener à se débarrasser des oripeaux des genres littéraires, voire de la littérature même.
Je n’insiste pas sur le roman suivant, le célèbre Journal d’une femme de chambre : il fait appel à des procédés littéraires très proches de ceux utilisés dans Le Jardin, avec cependant une nuance de taille : le texte se présente comme un journal intime, confié au narrateur, à charge pour lui de le corriger, si besoin était. On retrouve là une fiction classique, empruntée notamment à la littérature du XVIIIe siècle (qu’on pense seulement aux Liaisons dangereuses) et qui présente pour Mirbeau un intérêt sensible : la fiction de journal autorise tous les détours possibles, toutes les prises en compte notamment de l’actualité ; de la même manière, elle permet tous les sauts logiques et n’exige pas de cohérence narrative. Elle apparaît ainsi comme une fiction commode pour « caser » des textes déjà existants, sans que la forme s’avère pour autant choquante. Le Journal d’une femme de chambre s’avère ainsi moins original, en ce sens, que Le Jardin, même si le texte est plus fluide et semble plus « réussi » à bien des égards.
Les 21 jours d’un neurasthénique, texte de 1901, ne fut pas accueilli sans réticences par la critique, nombre de journalistes y ayant vu quelque chose qui s’apparentait à une mystification. Pour Pierre Michel c’est, au même titre que Le Jardin, une « monstruosité littéraire » (III, 9) : les termes manquent vite pour évoquer l’originalité formelle apportée par Mirbeau, et la tératologie semble le seul comparant disponible... Ce « collage » de 55 contes, chroniques ou nouvelles tous déjà publiés dans la presse et ravaudés ensemble pour faire livre, se présente sans personnage principal (ou si peu) : un « je » narrateur, dont le lecteur ne saura à peu près rien (on est très loin du héros zolien, clairement défini par son ascendance, par son milieu, expliqué par son apparence physique, son vêtement…), coincé pour trois semaines dans une ville d’eau dont la particularité est de n’être « pas une ville » (21) tire motif de son ennui pour « présenter quelques-uns de (ses) amis, quelques-unes des personnes » qu’il côtoie « ici, tout le jour » (23). Ce prétexte narratif évidemment ténu donne l’occasion à Mirbeau de « racler ses tiroirs » pour reprendre l’expression d’un critique contemporain10, sans doute bien avisé, tandis qu’un autre lecteur souligne l’inanité qu’il y aurait à parler encore de « roman » devant cette composition étrange11.
Un raclage de fonds de tiroir ? certes. Le texte évoque dans une large mesure ces recueils de contes ou nouvelles qui sont l’une des manières contemporaines d’entrer en littérature : Mirbeau a d’ailleurs commencé par là, ou à peu près, en publiant en 1885 Les Lettres de ma chaumière. Mais Mirbeau à ce moment de sa carrière, n’est plus un débutant ; après le succès du Jardin et celui du Journal, après ses interventions dans l’Affaire Dreyfus, il n’en a plus besoin, ni pour vivre, ni pour asseoir sa notoriété. Ce collage paré du nom de roman apparaît fort désinvolte : ne serait-ce pas même préjudiciable au regard porté sur son œuvre ? Que penser par ailleurs de ce rapprochement de textes si fortement hétéroclites, contes et nouvelles certes, mais aussi écrits politiques, dans lesquels les faits et les hommes contemporains apparaissent sous leur nom, tels par exemple Emile Ollivier12 ou le général Archinard de sinistre mémoire13 ? Comment parler encore de « fiction » devant cette présence insistante du factuel14 ?
Le texte est à lire de fait comme un symptôme, celui d’une rupture avec les lettres et leurs codes. Une fois les succès acquis, il est plus facile à Mirbeau de se détacher de ce qu’il a toujours méprisé, le roman « balzacien », solidement construit et argumenté. Contre cette forme qui se suffit à elle-même, monde dans le monde, il dresse ce livre qui part dans tous les sens et mobilise tous les genres : comédie, mélodrame, conte cruel, pamphlet politique, prêche social, pour faire entendre le monde contemporain dans sa diversité. Dans ce collage généralisé et ostentatoire, l’hybridité ne choque plus vraiment ; le lecteur se trouve en quelque sorte au-delà, dans un espace dans lequel les déterminations génériques n’ont plus de sens. Dans la littérature encore ?
Le dernier texte de Mirbeau, La 628-E8, publié en 1907 accomplit cette démarche15. Pour la première fois, Mirbeau reconnaît en quelque sorte les transgressions auxquelles il se livre, puisqu’il ne désigne pas son texte du titre facile de « roman » et se garde bien de proposer un intitulé générique quelconque. Tout juste prend-il plaisir à mettre l’accent sur la nature résolument nouvelle de l’œuvre produite, en lui donnant facétieusement pour titre le numéro d’immatriculation de sa voiture et en l’ouvrant d’une dédicace à Charron, constructeur automobile : la « 628-E8 » est en effet l’automobile qui sert de prétexte au texte, en transportant Mirbeau successivement en France, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-bas, pour sa plus grande délectation. L’œuvre se présente, de manière un peu schématique, comme un récit de voyage, une suite de reportages, le compte rendu de visites effectuées naguère. L’affaire est pourtant plus complexe.
Le texte s’articule en effet sur un refus explicite de la poétique des genres. Après la dédicace à Charron, qui présente le texte comme un « récit de voyage »16, un « Avis au lecteur », hors texte, prévient ce dernier des transgressions à venir :
« Voici donc le Journal de ce voyage en automobile à travers un peu de la France, de la Belgique, de la Hollande, de l’Allemagne, et surtout, à travers un peu de moi-même. / Est-ce bien un journal ? Est-ce même un voyage ?/ N’est-ce pas plutôt des rêves, des rêveries, des souvenirs, des impressions, des récits, qui, le plus souvent, n’ont aucun rapport, aucun lien visible avec les pays visités, et que font naître ou renaître en moi, tout simplement, une figure rencontrée, un paysage entrevu, une voix que j’ai cru entendre chanter ou pleurer dans le vent ? […] Au gré de souvenirs qui ne sont peut-être que des rêves et de rêves qui ne sont peut-être que des impressions réelles, il est possible après tout que je vous mène de Cologne à Rotterdam, de Rotterdam à Hambourg […] » (295-296).
La première piste proposée, celle du Journal, est abandonnée dès la deuxième occurrence du terme par la suppression de la majuscule renvoyant à l’usage générique. Le genre du récit de voyage ou du reportage journalistique, qui peut bien apparaître comme un avatar moderne de celui-là, est de même dénoncé aussitôt que proposé :
« En tout cas, n’attendez pas de moi des renseignements historiques, géographiques, politiques, économiques, statistiques, des documents parlementaires, édilitaires, militaires, universitaires, judiciaires… » (296).
La piste de la « rêverie », attestée dans la littérature au moins depuis Rousseau, est de même mise en questions. Ni journal, ni récit de voyage, ni rêverie peut-être, ni fiction ni réalité en quelque sorte, le texte trouve son origine dans la négation et affirme valoir davantage pour ce qu’il n’est pas que pour ce qu’il est.
Mirbeau s’en tire par une pirouette qui évidemment ne résout rien mais au contraire met encore l’accent sur l’inconvenance générique du texte :
« Alors, me direz-vous, c’est le journal d’un malade, d’un fou, que vous allez nous donner ? / Hélas !…, cher Monsieur Thureau-Dangin, quel homme – même parmi ceux qui ont le moins de génie – peut se vanter de n’être ni fou, ni malade ? » (296).
Texte « de génie », mais texte fou, tel est donc La 628-E8, lancé comme une provocation contre l’Académie17 :
« Vous y verrez souvent, j’imagine, des contradictions qui choqueront votre âme délicate et ordonnée, exaspéreront votre esprit, si plein de forte logique… Qu’y faire ? » (298).
Le texte revendique ainsi sans complexe l’incohérence, avec toutes les difficultés de réception que cela suscite : comment lire un texte qui s’avoue incohérent ? et quel degré de crédibilité lui reconnaître ? si le problème est clairement posé, le mode d’emploi n’est pas donné ! Face à cet étrange texte, place à la lecture, à l’invention du lecteur. La pratique de l’hétérogénéité et de l’hybridation inaugure un nouveau pacte de lecture, plaçant ainsi Mirbeau en phase avec l’avant-garde ; qu’on pense seulement aux remarques de Gide, quelques années plus tôt (1895), en ouverture de Paludes18. Le travail de Mirbeau va dans le sens de ce qu’on appellera plus tard « l’œuvre ouverte », encore qu’il ne soit pas absolument certain que Mirbeau ait bien conscience de cette dimension.
Incohérence ? En réalité non, même s’il est intéressant de voir comment Mirbeau, dans cet ultime texte, se plaît à forcer le trait. Le propos n’est pas plus incohérent, en tout état de cause, que Les 21 jours d’un neurasthénique, qui était déjà d’ailleurs, dans une large mesure, le « journal d’un fou ». Est remarquable, comme dans Les 21 jours, l’absence de « personnages » qui permettraient de fixer le récit. A côté du narrateur, dont on ne sait à peu près rien, sinon que sa vision des choses est telle qu’il se confond vraisemblablement avec l’auteur, retirant ainsi le texte des lieux de la fiction à proprement parler, quelques figures se précisent, rencontrées au hasard et parfois, mais parfois seulement, dotées d’un portrait ou d’une brève histoire. Comme dans Les 21 jours encore, pas de femme, pas de relation sentimentale : c’est, pour Eléonore Roy-Reverzy, l’une des pierres de touche essentielles de la défaite ou de la décomposition du roman : sans femme, pas de roman ; ici, très ironiquement, c’est l’automobile qui remplace la femme et est l’objet de toutes les caresses, de toutes les tendresses, de toutes les convoitises19.
Le texte nous emporte de l’anecdote comique20 au récit pathétique des pogroms auxquels sont soumis dans l’indifférence à peu près générale les Juifs d’Europe de l’Est21, de l’élevage des coqs barytons en Belgique22, morceau à la limite de l’absurde, on dirait presque précurseur des textes surréalistes, à la culture du caoutchouc produit par le Congo belge au prix de l’anéantissement de centaines de noirs23, de la visite au musée24 à la présentation de la « faune des routes »25... , le tout sans suite, sans transition apparente, au hasard de la plume et/ ou (j’y reviendrai) des divagations de la voiture. Ce mélange de tons est aussi rencontre de fragments génériques. Le récit qui occupe la part la plus large du texte sous forme de contes ou de nouvelles se mêle aux petits poèmes en prose, librement inspirés de Baudelaire26 par exemple, mais aussi aux dialogues, aux saynètes dramatiques27, aux physiologies dont la mode est en train de décroître28, à la critique d’art aussi, morceaux de lectures d’artistes contemporains mais encore rêveries sur Rembrandt, Monet, Van Gogh…
Incohérence ? non ; mais on ne saurait admettre davantage le terme de « digression » employé par le narrateur au début du texte lorsqu’il s’apprête à tracer le portrait de son chauffeur : « Charles Brossette ? Il vaut la peine d’une digression… » (303) Pour qu’il y ait digression, il faudrait qu’il y ait trame narrative, écriture tendue vers un but clairement défini. Ce n’est pas le cas ici : le texte est conçu comme la rencontre de sujets hétéroclites, sérieux ou burlesques, comiques ou pathétiques ; comme la rencontre aussi de fragments génériques divers, portrait, récit, critique, physiologie, saynète dramatique, poème en prose… Page après page, dans la rencontre comme de hasard de propos de tonalités diverses, se construit ainsi une critique de la société contemporaine, contribuant à mettre l’accent sur quelques-unes de ses tares principales : violence, injustices…, le tout pouvant se résumer en une manipulation des valeurs : aux valeurs exhibées par la société comme ses valeurs fondatrices, le bien, le juste, le bon, se substituent des contre-valeurs que le texte désigne comme moteur de la vie sociale : l’appât du gain, le pouvoir… La vertu de l’hybridation, du mélange des tons et des genres est assez aisée à comprendre à cet égard : ils permettent d’échapper au moins en partie à la lourdeur du roman ou du texte « à thèse », fatalement ennuyeux dans sa volonté d’enchaîner la conviction du lecteur, pour installer ce lecteur dans un confort apparent (c’est un texte qui fait rire), mais un confort néanmoins sans cesse remis en cause, bouleversé : plutôt que de dispenser une thèse sur un mode autoritaire, Mirbeau s’efforce d’éveiller la conscience du lecteur, et l’incohérence du texte travaille en ce sens.
Mais l’hétérogénéité et l’hybridation générique n’ont pas seulement de valeur idéologique ; elles composent dans le même mouvement un projet poétique. C’est à ce titre qu’elles sont en quelque sorte thématisées dans le texte même, sous une double forme, métaphorisées par le discours récurrent concernant le passage des frontières et inscrites en creux dans un épisode essentiel du texte, le récit de la mort de Balzac.
La 628-E8 s’articule autour de franchissements de frontières, qui peuvent apparaître comme une métaphore de la transgression générique. Un premier développement, sous le titre de « frontières » précisément, pose ironiquement le thème « patriotique », opposant une « douce France, la France du progrès, de la générosité et de l’esprit » (313)… aux « êtres informes et sauvages », aux « barbares » qui peuplent la Hollande, plus encore l’Allemagne d’après 1870. Le passage de la frontière entre la France et l’Allemagne se fait pourtant non seulement sans coup férir, mais encore accompagné des manifestations de sympathie et de bonhomie d’un vieux couple d’Allemands faisant office de douaniers. La même expérience est réitérée à la toute fin du texte qui marque le retour en France : le passage de la douane allemande est placé sous le signe de la gentillesse et de l’harmonie ; rien de tel en revanche arrivés en France :
« nous fûmes accueillis comme des chiens. Un trou puant, un cloaque immonde, un amoncellement de fumier : telle était notre frontière à nous… […] Comme nous dépassions la dernière maison de cet ignoble village, une pierre, lancée, on ne sait d’où, vint briser une des glaces de l’automobile… J’en fus quitte pour une écorchure légère à la joue. Allons ! dis-je… Pas d’erreur ! … Nous sommes bien en France. » (611).
Le projet idéologique est évidemment manifeste : il n’est pas indifférent, en 1907, de montrer l’Allemagne comme le pays de l’ordre, de la propreté, de la courtoisie, de la civilisation, des bonnes mœurs économiques29 …, à l’heure même où la crise marocaine revivifie la violence de relations qui n’ont jamais été aussi tendues entre la France et l’Allemagne depuis la guerre. Que dire encore de la provocation qui consiste à faire affirmer par un Alsacien que l’annexion à l’Allemagne a apporté « de la dignité » à l’Alsace30 ? Certes, l’Allemagne, c’est aussi « Ubu » (541). Il n’empêche : le propos de Mirbeau, propos de « pacifiste », est évidemment provocant.
Certes idéologique, le passage de la frontière crée aussi une structure rythmique dans l’ensemble de masses hétéroclites qui constituent le texte et contribue à lui donner un sens ; à une organisation linéaire se substitue une écriture composée par masses et rythmée par des retours de scènes ou d’images, écriture plus musicale que littéraire sans doute. Le discours sur les frontières et leur franchissement dans La 628-E8 vaut ainsi à la fois comme témoignage idéologique et comme témoignage poétique.
Cette poétique est beaucoup plus clairement et explicitement mise en jeu dans le récit de la mort de Balzac31, long développement (il constitue plus de 10% du texte), situé presque en fin de volume, d’autant plus remarquable qu’il se détache très nettement de l’ensemble, pour l’essentiel voué à l’actualité, puisqu’il s’agit d’un retour en arrière sur l’année 1850, rattaché de manière très ténue au récit de voyage : arrivé à Cologne, le voyageur se refuse à retourner voir une fois de plus les musées de la ville et leurs chefs-d’œuvre, flâne dans la ville et y découvre une Correspondance de Balzac. Sa lecture suscite cette longue rêverie, ouverte sur un étonnant et passablement suspect geste de ferveur balzacienne : « J’adore Balzac »32. Suit un long récit, assez étrange au demeurant, puisqu’il semble laisser à peu près de côté la création balzacienne (dont on suppose tout de même que c’est elle qui motive cette « adoration ») pour ne s’intéresser pour l’essentiel qu’aux mésaventures sentimentales et sexuelles de Balzac. Le texte s’attache surtout au rapport fait par un peintre, Jean Gigoux, de sa liaison avec Madame Hanska et de la nuit qu’ils passèrent ensemble, dans les pièces voisines de celles où agonisait Balzac, au moment même où le romancier vivait ses derniers instants. La fille de Madame Hanska, avertie de la publication, demanda à Mirbeau de supprimer ces pages sous peine de poursuites en diffamation, et Mirbeau se résolut à le faire, alors même qu’une partie des exemplaires de La 628-E8 étaient déjà brochés.
Comment expliquer cette capitulation qui démembre le texte de La 628-E8 et en fait incontestablement un autre objet ? Mirbeau allégua sa gêne de commettre une vilaine action contre une vieille femme octogénaire qui défendait l’honneur de sa mère, invoquant aussi sa lassitude et son refus de se battre une fois de plus. A ces prétextes dont on ne saurait mettre en cause la sincérité, on opposera un argument d’ordre poétique, vraisemblablement beaucoup plus puissant : supprimer ce passage, c’était affirmer de fait la singularité d’une œuvre constituée d’une succession d’épisodes et susceptible de se faire et se défaire à volonté ; c’était exhiber un principe de composition original, non linéaire, capable de supporter des coupures (et de quelle ampleur !) sans y perdre son sens ; c’était affirmer sans détour que le texte n’était pas un texte construit, précisément, à la manière des œuvres du demi-siècle précédent, singulièrement à la manière des romans de Balzac, solidement ficelés, construits, argumentés (mais on dirait évidemment de même de ceux de Zola). Supprimer les pages incriminées, c’était exhiber, en quelque sorte, « l’authentique » mort de Balzac, pas cette fin pathétique de mari trompé, finalement dépourvue d’intérêt dans sa banalité et sa grossièreté, mais la fin de l’œuvre balzacienne, du modèle balzacien. La suppression de la mort de Balzac dans La 628-E8 apparaît ainsi comme une originale page de poétique, écrite « en creux » en quelque sorte, sous forme de lacune.
Telle, elle invite à chercher les principes nouveaux qui président à l’écriture, sans s’en tenir à la composition « rythmique » que j’évoquais tout à l’heure ; l’hétérogénéité, l’hybridité, l’absence de composition narrative ou de personnage structurant sont doublement légitimées dans le texte, au nom d’une hypothétique « poétique automobile » (qui a pour principal défaut de ne valoir pourtant que pour ce texte précis, alors même qu’on a vu que La 628-E8 ne faisait que prolonger des acquis de textes antérieurs), et au nom d’un « impressionnisme », qui lie étroitement production littéraire et critique d’art.
Nul doute que Mirbeau ne joue avec l’idée d’une poétique automobile. On sait qu’il éprouvait une véritable passion pour son automobile et qu’il écrivit dans L’Auto dès la création de ce journal. La 628-E8 consacre à la C.-G.-V. de magnifiques pages33 par lesquelles l’auto est explicitement présentée comme le « moteur » d’un renouvellement poétique. L’une de ses caractéristiques majeures consiste en effet dans les changements à vue qu’elle autorise, rappelés dès la dédicace à Charron :
« Et tel était le miracle… En quelques heures, j’étais allé d’une race d’hommes à une autre race d’hommes, en passant par tous les intermédiaires de terrain, de culture, de mœurs, d’humanité qui les relient et les expliquent » (287).
Cette poétique est précisée au cœur du texte, dans le chapitre IV qui passe en revue sur un mode humoristique les différents moyens de transport, bateau, train, auto. Le propos est à double entente, « touristique » bien-sûr, avec la présentation des avantages et inconvénients des différents types de transport, mais aussi poétique, une fois encore, comme le montre suffisamment clairement la polysémie des termes employés. Ne peut-on lire, par exemple, une relation d’analogie entre la locomotive et le roman traditionnel, les œuvres de Zola semblant ici plus précisément visées :
« La locomotive qui me fut chère, jadis, je ne l’aime plus. Elle est sans fantaisie, sans grâce, sans personnalité, trop asservie aux rails, trop esclave des stupides horaires et des règlements tyranniques. Elle est administrative, bureaucratique ; elle a l’âme pauvre, massive, sans joies, sans rêves, d’un fonctionnaire qui, toute la journée, fait les mêmes écritures sur le même papier et insère des fiches toujours pareilles, dans les cases d’un casier qui ne change jamais. Sur ses voies clôturées, entre ses talus d’herbe triste, elle me fait aussi l’effet d’un prisonnier, à qui il n’est permis de se promener que dans le chemin de ronde de la prison. […] Elle n’est pas si vieille pourtant, et ce n’est déjà plus rien. De même que tant de formes régressives, qui ne correspondent plus aux besoins de l’homme nouveau, elle doit fatalement disparaître… Mais dans combien de siècles ? » (386-387, je souligne)
A cette poétique vieillie d’un « roman locomotive »34 correspondrait une littérature automobile toute de fantaisie, une écriture en liberté, que Mirbeau rapproche de l’esthétique toute neuve du cinématographe :
« La vie de partout se précipite, se bouscule, animée d’un mouvement fou, d’un mouvement de charge de cavalerie, et disparaît cinématographiquement, comme les arbres, les haies, les murs, les silhouettes qui bordent la route… Tout, autour de lui, et en lui, saute, danse, galope, est en mouvement, en mouvement inverse de son propre mouvement. Sensation douloureuse, parfois, mais forte, fantastique et grisante ». (299).
Ce n’est pas seulement la vitesse de mouvement des images qui est en jeu, encore qu’elle rende évidemment compte de leur éventuelle superposition, des mélanges et juxtapositions de formes… Il faut entendre aussi l’inversion qui se produit entre la stabilité des éléments et l’instabilité du « je » écrivant. Le paysage immobile est perçu dans une mobilité folle, tandis que le voyageur agité a l’impression que le mouvement s’est installé hors de lui : principe du texte fou, ou « affolé », d’un texte animé d’un mouvement perpétuel, susceptible de rendre compte ainsi de l’instabilité du monde contemporain.
A ce modèle d’une modernité « industrielle », extrêmement originale, se superpose un modèle esthétique, celui de l’impressionnisme, qui revient fréquemment sous la plume de Mirbeau. Le critique fut un ardent défenseur du mouvement, proche de Pissarro, mais aussi de Monet, fervent de Van Gogh… et le romancier, comme nombre de ses contemporains, s’est efforcé de « rivaliser » avec les peintres dans un feuilleton publié dans L’Echo de Paris, entre septembre 1892 et mai 1893, Dans le ciel, souvent présenté comme un « roman impressionniste »35. L’esthétique impressionniste supporte la poétique du fragment qui anime La 628-E836 ; dans le grand débat de la ligne et de la couleur qui traverse le siècle, elle s’inscrit par ailleurs dans la lignée coloriste, justifiant en quelque sorte la sourdine mise par Mirbeau aux exigences de composition. Enfin, l’impressionnisme légitime ce qu’on pourrait appeler le « subjectivisme » du texte : le monde est comme je le vois ; seule compte l’impression personnelle. Cette primauté de la subjectivité s’inscrit au cœur de l’œuvre mirbellienne, tout entière écrite à la première personne37 ; elle tient une place plus étroite encore s’il est possible dans l’effort des derniers textes, notamment La 628-E8, dans lequel la voix du journaliste, de l’intellectuel, se laisse entendre sans fard, mais non sans art.
Monstres « politiques » donc que les œuvres de Mirbeau, création d’un intellectuel qui naît dans les remous de l’Affaire, avec la volonté d’éveiller la conscience des lecteurs, notamment des lecteurs de romans. L’incongruité, la violence des rencontres, la décomposition et la fragmentation, qui laissent le sens en suspend sont des moyens privilégiés entre les mains de l’intellectuel. La décomposition des formes littéraires connues, du roman surtout, fonctionne comme l’analogue littéraire de l’anarchisme politique auquel se rallie alors Mirbeau.
L’œuvre occupe de ce fait une position marginale en termes de littérature : les romans n’en sont pas vraiment, les reportages n’en sont pas davantage, les textes sont des choses sans nom, qui se déploient hors du champ littéraire. Ils demandent de fait explicitement à être jugés et lus autrement que comme morceaux « littéraires » : Mirbeau n’a cessé de refuser d’appartenir au monde des lettres, d’être un « gendelettre » pour reprendre son expression dédaigneuse. Le paradoxe veut que ce refus passe non par le silence, mais par l’écriture, et plus encore, par la réflexion poétique, dont le poids se fait toujours plus lourd de texte en texte : plus Mirbeau se détache des lettres, plus il nourrit ses textes de réflexion sur les lettres. Sa poétique dit un double refus, celui du roman « balzacien », qui n’est pas dénigré en soi, mais parce qu’il ne correspond plus au monde bouleversé, né notamment de l’Affaire Dreyfus, mais aussi de l’installation difficile de la République ; celui, plus largement, des déterminations génériques sclérosantes et de tout ce qu’on appelle « littérature ». L’hybridation et la fabrique de monstres sont revendiquées, exhibées comme forme privilégiée de la modernité.
L’œuvre de Mirbeau, ses romans tout comme ces textes que l’on n’ose plus appeler « romans », Les 21 jours d’un neurasthénique ou La 628-E8, vaut ainsi comme un appel à une lecture complexe, indissociablement idéologique et esthétique, lecture que l’on pourrait dire « musicale », si l’on est davantage sensible aux effets de rythme, ou bien plutôt picturale, si l’on s’attache plus à la force des « impressions » qui composent le texte. Sans doute Mirbeau était-il fondamentalement désireux qu’on puisse dire de son texte ce qu’il écrit dans La 628-E8 des œuvres de Constantin Meunier38 : « De son œuvre, se dégage une forte signification humaine » (357). De la littérature à l’humain, tel est le trajet qu’entend parcourir Mirbeau, le paradoxe étant que l’humain, en littérature du moins, ne peut s’atteindre que par le monstre… Mais peut-être n’est-ce là qu’un reflet du pessimisme de Mirbeau ?
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, « Octave Mirbeau : Tératogonie et hybridations ou la naissance d’un intellectuel », paru dans Loxias, Loxias 8 (mars 2005), mis en ligne le 15 mars 2005, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=100.