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Guillaume Navaud :
Lorenzo, un enfant du siècle à la Renaissance
Résumé
Le personnage de Lorenzo hérite de nombreux symptômes du « mal du siècle » romantique vécu et analysé par Musset : désœuvré et désenchanté, Lorenzo se perd dans la débauche et se dévoie dans un assassinat politique qui n’est qu’un meurtre crapuleux. On peut ainsi considérer la Florence de 1537 comme une métaphore transparente du Paris de 1830 : le déplacement d’époque et de lieu permet de mettre en perspective une maladie morale qui dépasse son temps et préfigure le nihilisme.
Index
Mots-clés : Chateaubriand , Dostoïevski, Florence, mal du siècle, politique, tyrannicide
Chronologique : Renaissance , XIXe siècle
Plan
- Les racines du mal
- Florence, 1537 – Paris, 1830
- Grandeur et décadence d’un tyrannicide
- Le désenchantement du monde
Texte intégral
Que voulait dire Musset quand il a attribué sa confession autofictionnelle à un « enfant du siècle » ? Deux choses, au moins. D’abord, Musset est un enfant de son siècle : il est né en 1810, au début d’un nouveau siècle marqué par l’effondrement de l’Ancien régime et l’apogée de l’Empire. Ensuite, Musset est l’enfant d’un siècle sécularisé : dans « Rolla », publié à l’été 1833, quelques mois seulement avant la rédaction de Lorenzaccio, il dénonce avec la virulence d’un héritier de Chateaubriand le culte de la raison instauré par les Lumières et leur prophète, Voltaire, rendu responsable de la ruine la spiritualité chrétienne qui cimentait depuis des siècles la société française1. Dans l’expression « mal du siècle », le génitif est donc à la fois subjectif et objectif : il s’agit d’une maladie qui frappe le XIXe siècle, mais aussi d’une maladie dont la cause doit être cherchée dans la sécularisation des modes de pensée. Or, le personnage de Lorenzo hérite de nombreux symptômes du « mal du siècle » romantique vécu et analysé par Musset : désœuvré et désenchanté, Lorenzo se perd dans la débauche et se dévoie dans un assassinat politique qui n’est qu’un meurtre crapuleux, l’épitaphe désespérée de son idéalisme perdu. On peut ainsi considérer la Florence de 1537 comme une métaphore transparente du Paris de 1830, mais le déplacement d’époque et de lieu n’est pas seulement guidé par la volonté de contourner la censure : il permet de mettre en perspective une maladie morale qui dépasse son temps et préfigure le nihilisme des personnages de Dostoïevski.
On sait tout ce que la description du « mal du siècle » selon Musset doit à Chateaubriand. « Placée sur un autel de marbre, au milieu des parfums et des encensoirs sacrés » par « Chateaubriand, prince de poésie, enveloppant l’horrible idole de son manteau de pèlerin », « l’affreuse désespérance » stigmatisée au début de la Confession d’un enfant du siècle2 est explicitement présentée par Musset comme un avatar du « vague des passions » sous le signe duquel Chateaubriand, dans la première édition du Génie du christianisme, plaçait l’épisode romanesque de René. Le mal est contracté, écrit Chateaubriand, « lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet » ; il se développe dans une civilisation qui « rend habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l’on n’a plus d’illusions. […] sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout »3. Sous l’effet du désœuvrement, les jeunes gens privés de toute activité politique ou militaire expérimentent « l’amertume » morale, une « aigreur des passions étouffées qui fermentent toutes ensemble ». Les forces inemployées de la jeunesse n’ont d’autre échappatoire qu’un sentimentalisme maladif : ce qui n’est encore chez Chateaubriand que la « société des femmes » deviendra bientôt chez Musset la débauche effrénée de Lorenzo ou Rolla.
Dans la Confession d’un enfant du siècle, Musset répond très exactement au relevé des causes établi par Chateaubriand. L’origine première, c’est l’absence d’un grand but auquel consacrer la force vitale :
Déjà, pleins d’une force désormais inutile, les enfants du siècle raidissaient leurs mains oisives et buvaient dans leur coupe stérile le breuvage empoisonné » ; « les jeunes gens trouvaient un emploi de la force inactive dans l’affectation du désespoir4.
Philippe Strozzi n’analyse pas différemment la cause du mal être de Lorenzo :
Votre esprit se torture dans l’inaction ; c’est là votre malheur5.
Entre-temps, les symptômes décrits par Chateaubriand sont pourtant devenus plus sévères. Chez Chateaubriand, l’enfant du siècle n’était encore « détrompé » et « désabusé » que par le monde ; chez Musset, il est victime d’un désenchantement sans limite :
De même que ce soldat à qui l’on demanda jadis : À quoi crois-tu ? et qui le premier répondit : À moi ; ainsi la jeunesse de France, entendant cette question, répondit la première : À rien6.
Le scepticisme optimiste des pères, disciples de Voltaire, s’est chez les fils transmué en nihilisme :
Les hommes doutaient de tout ; les jeunes gens nièrent tout7.
Le constat va bien au-delà de celui de Chateaubriand : c’est déjà celui des Possédés de Dostoïevski8. Quand on lit le portrait de la « jeunesse perdue » esquissé dans la Confession, on ne peut s’empêcher de reconnaître le visage de Lorenzo, et au delà de celui de Stavroguine, parmi « les jeunes gens » qui « sortirent des écoles avec le front serein, le visage frais et vermeil, et le blasphème à la bouche »9. Lorenzo lui-même ne s’exclame-t-il pas en des termes similaires :
Ô Dieu ! les jeunes gens à la mode ne se font-ils pas une gloire d’être vicieux, et les enfants qui sortent du collège ont-ils quelque chose de plus pressé que de se pervertir ?10
Pour les enfants du siècle, le cynisme n’est qu’une pitoyable défense face au vide intérieur :
Se railler de la gloire, de la considération, de l’amour, de tout au monde, est une grande consolation, pour ceux qui ne savent que faire ; ils se moquent par là d’eux-mêmes et se donnent raison tout en se faisant la leçon. Et puis, il est doux de se croire malheureux, quand on n’est que vide et ennuyé11.
Comme eux, Lorenzo est « plus creux et plus vide qu’une statue de fer-blanc »12 ; il n’est aucunement préservé de la misère morale par son cynisme, qu’il déploie par exemple dans la scène où il rencontre le jeune peintre Tebaldeo Freccia (II, 2). Cette scène permet d’ailleurs de cerner tout ce qui a changé entre Chateaubriand et Musset : alors que Chateaubriand, dont les thèses sont ici reprises par Valori et Tebaldeo, entendait encore transcender le désabusement en spiritualisant l’art, Lorenzo professe un relativisme absolu dont la facture hérite des provocations de Diogène et préfigure les aphorismes décadentistes d’Oscar Wilde :
Sans doute ; ce que vous dites là est parfaitement vrai et parfaitement faux, comme tout au monde13.
Comme une maladie physique, le « mal du siècle » présente donc une forme évolutive dont on peut suivre les différentes métastases. Dans son premier stade, la cause principale est le désœuvrement politique, et le symptôme le « vague des passions ». Dans son second stade, le mal s’étend à la sphère spirituelle : l’homme perd la foi en la transcendance. Plus ravageur, ce second germe entraîne une pathologie plus radicale : le nihilisme. Dans Lorenzaccio, on assiste en quelque sorte à la mutation du mal : le premier stade, politique, est encore le plus explicitement présent dans l’intrigue ; mais le personnage de Lorenzo est aussi le produit d’une crise spirituelle qui ne fait que commencer.
Par son intrigue politique, la Florence de Lorenzaccio est une métaphore transparente de Paris au tournant des années 1830. Comme dans Le Roi s’amuse [1832] de Victor Hugo, le déplacement spatio-temporel ne masque guère la satire politique, qu’on décrypte aisément dans le tableau de la situation à Florence dressé par l’orfèvre14. C’en est fini de l’âge d’or des condottieri conquérants (comprendre Bonaparte) ; la République de Florence (comprendre la Ière République, prolongée par l’Empire) a été supplantée par une dynastie abâtardie et imposée par une puissance étrangère : les Médicis (comprendre les Bourbons), créatures de l’Empereur d’Allemagne (comprendre la Sainte Alliance et le Congrès de Vienne). Dans cette atmosphère délétère, les riches trompent leur désœuvrement en s’étourdissent dans la dilapidation de leurs immenses richesses. Face à cette situation, deux attitudes sont possibles : se faire monarchiste par pragmatisme économique, comme le marchand de soieries, sorte de César Birotteau renaissant ; ou bien entretenir la contestation républicaine, comme l’orfèvre. À l’issue du crime dynastique accompli par Lorenzo, la situation à Florence est identique à celle de Paris au lendemain des Trois Glorieuses : la Révolution de Juillet ayant chassé les Bourbons, il s’agit maintenant de savoir si l’on va rétablir la République. Mais à Paris comme à Florence prévaut le « parti de l’ordre » : les républicains modérés s’allient avec les orléanistes pour établir une monarchie constitutionnelle dirigée par Louis-Philippe. Bientôt suivie d’une reprise en main conservatrice, la Révolution de Juillet se voit donc pour ainsi dire confisquée ; Lorenzaccio se fait l’écho de la déception provoquée chez les Républicains radicaux par ce dénouement. À Florence également, la révolution républicaine avorte en effet en révolution de palais : juste avant de mourir, Lorenzo déplore ainsi amèrement « qu’une centaine de jeunes étudiants, braves et déterminés, se soient fait massacrer en vain », uniquement pour que le tyran (Alexandre / Charles X) se voit remplacé par un « planteur de choux » (Cosme / Louis-Philippe)15.
Le principal souci de Musset n’est donc pas de reconstituer avec précision l’histoire et le contexte de la Florence du XVIe siècle (en témoignent d’ailleurs de nombreux anachronismes volontaires), mais bien d’écrire une parabole sur son propre siècle. Lorenzaccio réalise de la sorte l’objectif du drame historique au sens romantique : « le passé ressuscit[e] au profit du présent », et « l’histoire que nos pères ont faite [se] confront[e] avec l’histoire que nous faisons »16, comme le souhaitait Victor Hugo dans la préface de sa Marie Tudor – préface datée du 17 novembre 1833, c’est-à-dire au moment exact où Musset écrit Lorenzaccio. Quelle est alors la leçon que l’histoire ancienne nous permet de tirer sur l’histoire moderne ? D’abord, que l’idéalisme républicain n’est le plus souvent qu’un beau démon déguisé en archange, et que Lorenzo regrette de l’avoir jadis écouté17. Ce n’est qu’un beau masque, qui se traduit dans la coupe d’une barbe18 – allusion anachronique à la barbe des Républicains de 1830 – ou dans l’emploi d’une rhétorique échauffée par le vin des banquets patriotiques19 – nouvel anachronisme, puisque ces banquets furent, de la Restauration jusqu’à 1848, le principal lieu de rencontre des associations républicaines interdites. D’ailleurs, Lorenzo n’a pas de peine a dévoiler quelle ambition misérable se dissimule le plus souvent sous ces apparences : l’idéalisme des « incorruptibles » proclamés Bindo et Venturi ne résiste pas une seconde aux largesses du tyran20. L’idéalisme déçu (ce que Musset appelle allégoriquement, dans la Confession, « l’âme ») cède avec une facilité déconcertante aux arguments du matérialisme vulgaire (« le corps »)21, à l’image de la société louis-philipparde tout entière, telle du moins que nous la montre Balzac dans la Comédie humaine.
Le cynisme politique de Lorenzo est donc un corollaire de sa lucidité : ses prédictions pessimistes, selon lesquelles les prétendus Républicains, malgré tous leurs discours, ne feront rien pour rétablir la République une fois le tyran renversé22, se vérifient en effet à l’issue de son crime. Loin d’être considéré comme le libérateur de la patrie, Lorenzo voit sa tête mise à prix par le conseil des Huit ; comme à Paris, la République est trahie par les pseudo-républicains. Lorenzo ne sera pas, comme le rêvait Philippe Strozzi, un Brutus moderne : il ne sera qu’un avatar d’Érostrate, le criminel sans cause.
Au moment où il conçoit son projet, Lorenzo est pétri de Plutarque et d’idéalisme politique : « très fort sur l’histoire romaine »23, il rêve de reproduire l’exploit de Brutus, qu’il s’agisse du premier, le meurtrier de Tarquin24, ou du second, le meurtrier de César25 (ce dernier avait d’ailleurs été choisi comme chef de la conjuration parce qu’il pouvait passer pour l’héritier du premier). L’analogie avec le premier Brutus est particulièrement frappante : Alexandre est Tarquin le fils, héritier dégénéré d’une dynastie devenue impopulaire ; Lucrèce est l’équivalent de toutes les femmes que le duc ou ses séides cherchent à corrompre26 ; enfin, Brutus est bien entendu Lorenzo lui-même. Le vieux républicain Philippe Strozzi encourage d’ailleurs Lorenzo dans la voie de cette identification : il voit en lui un tyrannochtone en puissance, capable d’égaler ces Harmodios et Aristogiton qui secouèrent à Athènes le joug des Pisistratides27, et après le meurtre, il l’accueille à Venise en l’appelant « notre nouveau Brutus »28. Le jeune Lorenzo ressemble donc à ces milliers de jeunes gens qui, comme l’a raconté Rousseau dans un texte célèbre au début des Confessions, ont puisé dans la lecture de Plutarque un idéal d’héroïsme républicain29.
Mais au moment où son but s’accomplit, la quête d’héroïsme du jeune Lorenzo a cédé la place à une amertume désabusée. Lorenzo condamne désormais Plutarque et les historiens qui, selon lui, mentent sur l’humanité en l’idéalisant :
Je ne méprise point les hommes ; le tort des livres et des historiens est de nous les montrer différents de ce qu’ils sont30.
Comme le dit Tolstoï dans Guerre et Paix, le XIXe siècle ne croit plus à l’histoire des grands hommes à la manière épique dont la racontait Plutarque31. Lorenzo partage l’opinion que l’historien mythifie une réalité dont il ignore les dessous. L’écriture de l’histoire est réversible : de l’épisode de Lucrèce et du premier Brutus, on peut faire à volonté une « histoire de sang » ou bien un « conte de fées »32 ; du second Brutus, on peut choisir de faire tantôt un héros (pour la propagande républicaine), tantôt le traître suprême (pour les monarchistes comme Dante, qui le place aux côtés de Judas, le déicide, au tout dernier cercle de l’Enfer)33. Ayant choisi de devenir un Brutus, Lorenzo a expérimenté ce paradoxe de l’intérieur. Il n’était qu’un « étudiant paisible », « heureux » et « bon »34, jusqu’au moment où il s’est engagé en politique ; il croyait alors agir au nom d’un idéal, mais en réalité, il était guidé par l’orgueil :
pour mon malheur éternel, j’ai voulu être grand. Il faut que je l’avoue, si la Providence m’a poussé à la résolution de tuer un tyran, quel qu’il fût, l’orgueil m’y a poussé aussi35.
Ce qui aurait pu et dû faire de Lorenzo un héros est précisément ce qui le damne : le prétendu idéalisme de Brutus se révèle n’être que le masque de l’orgueil de Lucifer ou d’Érostrate – l’homme qui incendia l’une des sept merveilles du monde, le temple d’Artémis à Éphèse, à la seule fin de passer à la postérité. Le héros républicain n’est plus alors que la face idéalisée d’une monnaie dont le revers montre un dément orgueilleux :
Brutus était un fou, un monomane, et rien de plus.
Qu’ils m’appellent comme ils voudront, Brutus ou Érostrate, il ne me plaît pas qu’ils m’oublient36.
Si Brutus s’en prend au trône, Érostrate s’attaque à l’autel : il ne défie plus le monde, mais le ciel. Le passage du paradigme de Brutus à celui d’Érostrate symbolise donc aussi la mutation du « mal du siècle » dont l’œuvre de Musset est le témoin : le rationalisme des Lumières a fini par produire une génération impatiente de « tuer Dieu ». C’est ce qui distingue l’ancien Brutus de tous les tyrannicides modernes, comme l’explique Musset dans « Rolla » :
Quand Brutus s’écria sur les débris de Rome :
Vertu, tu n’es qu’un nom ! – il ne blasphéma pas.
Il avait tout perdu, sa gloire et sa patrie,
Son beau rêve adoré, sa liberté chérie, […]
Il ne voulait plus croire aux choses de la terre.
Mais, quand il se vit seul, assis sur une pierre,
En songeant à la mort, il regarda les cieux.
Il n’avait rien perdu dans cet espace immense ;
Son cœur y respirait un air plein d’espérance ;
Il lui restait encore son épée et ses dieux.
Et que nous reste-t-il, à nous, les déicides ?37
Une fois la bataille pour la République définitivement perdue, Brutus pouvait encore se réfugier dans la religion, comme le fit, pour des raisons politiques inverses, Chateaubriand ; mais à la génération suivante, celle de Musset, la poison voltairien a achevé de corrompre la spiritualité. Face à l’échec de la Révolution de Juillet 1830, les jeunes républicains ne peuvent plus tourner leurs espoirs vers un ciel auquel ils ont cessé de croire :
Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.
D’un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte ;
Les comètes du nôtre ont dépeuplé les cieux38.
Le cri de désespoir de Rolla est aussi celui de Lorenzo. Les personnages de Musset honnissent le « désenchantement du monde »39 dont ils sont les premières victimes, mais ils le font d’une manière assez paradoxale : incapables de raviver une foi détruite et de relever le temple d’Éphèse incendié, Rolla ou Lorenzo se punissent en effet eux-mêmes en attisant la flamme du bûcher où se consument les idoles, en dévorant leur jeunesse dans une débauche exécrée par le débauché lui-même, et qui les conduit tous deux à une mort inévitable. Entre le rationalisme des Lumières et le proche avènement du matérialisme dialectique et du positivisme, la génération romantique est ainsi marquée par une réaction violente contre un processus de déchristianisation désormais parvenu à une phase critique. La rébellion désespérée et sans issue où se jette Lorenzo préfigure en fait le nihilisme dostoïevskien. Lorenzo et Stavroguine partagent un esprit malade, hanté par des hallucinations qui peuvent être interprétées comme les « démons » qui les possèdent, ou comme les remords qui les accablent et les poussent irrationnellement vers le crime. L’introspection n’est plus chez eux, comme chez le narrateur de la Confession d’un enfant du siècle, que la source d’un vertige asphyxiant où l’esprit est laissé seul face à « ses propres chimères […] qui l’entourent comme des spectres sans pitié »40. L’auto-analyse que propose Stavroguine dans sa « confession » reprend ainsi exemplairement les étapes du mal du siècle ; l’ennui se vautre dans la débauche, et le nihilisme se communique par contagion à l’enfance innocente, cette petite Matriocha de douze ans qui avoue à sa mère : « J’ai tué Dieu »41.
Chez Lorenzo ou Stavroguine, la mort de Dieu est encore vécue, même s’ils refusent de l’admettre consciemment, comme un traumatisme ; c’est toute la différence avec Renan ou Nietzsche, qui proclameront bientôt la « mort de Dieu » sans mauvaise conscience42. Comme les nihilistes dostoïevskiens, Lorenzo s’effondre, tel un trou noir, sous le poids de sa propre force d’esprit. Il a pleinement conscience de ses capacités « surhumaines », mais les considère presque avec effroi :
Je crois que je corromprais ma mère, si mon cerveau le prenait à tâche ; car Dieu sait quelle corde et quel arc les dieux ont tendus dans ma tête, et quelle force ont les flèches qui en partent ! Si tous les hommes sont des parcelles d’un foyer immense, assurément l’être inconnu qui m’a pétri a laissé tomber un tison au lieu d’une étincelle, dans ce corps faible et chancelant43.
L’orgueil de Lorenzo le conduit à défier Dieu et le diable en des termes presque faustiens : « lutter avec Dieu et le diable, ce n’est rien44 ». On perçoit alors comment la figure de Lorenzo permet à Musset d’entrecroiser et de mettre en perspective l’histoire du « désenchantement » spirituel. Héritier de l’antique Érostrate, Lorenzo l’est aussi du Faust renaissant, dont la révolte avait inspiré Goethe et le premier romantisme. Son désœuvrement prolonge le « vague des passions » diagnostiqué par Chateaubriand tout autant qu’il annonce le nihilisme romancé par Dostoïevski. Malgré le pittoresque florentin qui décore le drame, Lorenzaccio n’est donc pas une « pièce en costume », mais bien une parabole sur une situation politique et morale qui, au delà même des analogies explicites avec la France de 1830, ouvre sur une problématique plus universelle. Si Lorenzo reste sans doute le personnage le plus fascinant, et le plus actuel encore aujourd’hui, jamais créé par le drame romantique français, c’est qu’on peut reconnaître à travers lui, comme à travers les « possédés » de Dostoïevski, le drame de tous ces « enfants du siècle » qui n’appartiennent à aucun siècle en particulier. Rebelle désormais sans cause, Lorenzo est devenu un immoraliste précisément à cause de son sentiment moral excessif ; tel un terroriste, il a dévoyé l’idéal, peut-être noble au départ, qu’il entendait défendre au péril de sa vie, et ne survit plus que dans l’instinct de mort qui l’anime.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Guillaume Navaud, « Lorenzo, un enfant du siècle à la Renaissance », paru dans Loxias, Loxias 23, mis en ligne le 15 décembre 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2652.
Auteurs
Docteur en Littérature comparée, professeur en CPGE (lycée Chateaubriand, Rennes)