Loxias | Loxias 24 Pour une archéologie de la théorisation des effets littéraires des rapports de domination | Pour une archéologie de la théorisation des effets littéraires des rapports de domination
Anthony Mangeon :
« Like Rum in the Punch » : le New Negro et la culture américaine
Résumé
La parution de l’anthologie du New Negro marque, en 1925, l’avènement de nouvelles générations d’artistes, d’écrivains et de penseurs sur la scène culturelle et intellectuelle des Etats-Unis. Mouvement interracial et interculturel, puisque ses auteurs sont noirs et blancs, américains, antillais et européens, le New Negro est également polyphonique et rassemble des textes et des œuvres de création aussi bien que des essais critiques, sociologiques, anthropologiques, historiques, pour remettre en perspective et en question les rapports de domination auxquels on a soumis le monde noir. Il s’ensuit une indéniable tension de l’identité culturelle entre d’une part, l’affirmation d’une singularité et, d’autre part, la revendication d’une intégration pleine et entière à la société américaine. Vouées à réfléchir et à s’opposer aux représentations et aux relations sociales dominantes, la littérature et la critique africaines-américaines se développent au cœur de cette tension et cherchent alors à défendre une nouvelle logique, celle du don, pour penser la construction culturelle.
Abstract
The publication, in 1925, of The New Negro anthology, edited par Alain Locke, marks the rising of new generations of artists, writers and thinkers on the cultural and intellectual scenes of the United States and the western world. An interracial and intercultural movement, The New Negro brings together black and white, American, Caribbean and European authors of literary pieces, but also of critical essays on arts and literature or in sociology, history and anthropology. It questions in different perspectives the domination exerted upon the black world, and reveals a contradictory cultural identity, torn between the need to affirm one’s singularity and the claim to a fully integration in American society. Bound to reflect and oppose the dominating social relations and representations, African American literature and critical thought flourish within that tension and emphasize a new social logic – the spirit of the gift – to think about cultural making-up.
Index
Mots-clés : anthropologie , critique littéraire, culture, don, littérature africaine-américaine, réciprocité, stéréotypes
Plan
- Genèse du Nouveau Nègre
- Le Nouveau Nègre, une école critique
- « Like Rum in the Punch » : une identité problématique
Texte intégral
Le mouvement « Nouveau Nègre » fut l’une des grandes avant-gardes des années vingt, qui eut pour capitale Harlem comme d’autres avaient Paris, Berlin ou Dublin. On a souvent présenté l’anthologie d’Alain Locke : The New Negro, An Interpretation (1925) comme « le manifeste de la Renaissance de Harlem » et « la bible de la négritude », mais ces labels restreignaient, de fait, la portée du mouvement et de son livre-phare. Cantonner le « New Negro » à un mouvement négriste dans un quartier de New York revient à ignorer, en effet, ses nombreuses ramifications, en Amérique et ailleurs, ainsi que la présence de plusieurs contributeurs blancs, américains ou européens ; y voir surtout un mouvement culturel conduit à négliger, par ailleurs, la participation de ses principaux acteurs à l’émergence de nouveaux paradigmes dans les sciences humaines et sociales. En croisant les approches disciplinaires, de récents travaux sont parvenus à mieux restituer la complexité de l’internationalisme noir, et ils révèlent ainsi la construction simultanée de nouvelles communautés historiques et de nouvelles démarches artistiques ou scientifiques1. Dans cette perspective, j’espère contribuer au programme du Centre Transdisciplinaire d’Epistémologie de la Littérature, et notamment à « la théorisation des effets littéraires des rapports de domination » initiée par l’équipe Littérature et communauté, en présentant rapidement le mouvement nouveau nègre, son école critique, et la manière paradoxale dont il a repensé et reconstruit l’identité africaine-américaine.
Par son prédicat, le « Nouveau Nègre » dit une rupture ; celle-ci s’articule sur les mutations qui affectent les rapports entre majorité blanche et minorité noire dans la société américaine, au tournant du vingtième siècle.
Après la Guerre Civile et l’Abolition, la période de la Reconstruction est en effet marquée par l’émergence simultanée des premières universités noires (Atlanta, Fisk, Howard, Oberlin, Hampton, Tuskegee…) et des pratiques ségrégationnistes (lois Jim Crow) qui vont profondément infléchir la destinée sociale des Africains-Américains. Ce contexte crée de nouveaux enjeux pour les deux générations nées après l’esclavage : celle du « Talented Tenth », selon l’expression forgée par William E.B. Du Bois pour désigner l’élite noire2, et celle des « New Negroes », selon l’expression d’Alain Locke3. Grâce à une formation très largement pluridisciplinaire voire transnationale, leurs représentants incarnent bientôt une figure totalement inédite dans le monde occidental. Revendiquant ouvertement leur statut d’« intellectuels nègres », ils s’assument en effet comme un paradoxe puisqu’ils ont certes en partage une grande exigence de rigueur ou d’universalité, mais également un profond attachement à l’identité culturelle noire, née d’une singulière expérience de dépossession, de résistance et d’assimilation. Sur le plan conceptuel, cela les conduit à s’approprier les disciplines ou plus largement, les pratiques discursives occidentales pour comprendre, décrire et transformer les rapports de domination entre monde blanc et monde noir. Dans la lignée de William James et de son pragmatisme, qui voulaient qu’on expurge de chaque théorie sa « valeur au comptant » (practical cash-value) en appréciant quels usages et quelles différences elle introduit dans l’expérience4, les penseurs africains-américains empruntent de nombreuses notions à la philosophie, à la psychologie ou à la sociologie européennes. À titre d’exemple, lisons comment Du Bois théorise les effets de la domination sur la construction de son identité, à l’aube du vingtième siècle, dans The Souls of Black Folk :
Then it dawned upon me with a certain suddenness that I was different from the others ; or, like, mayhap, in heart and life and longing, but shut out from their world by a vast veil. [...] The Negro is [...] born with a veil, and gifted with second-sight in this American world – a world which yields him no true self-consciousness, but only lets him see himself through the revelation of the other world. It is a peculiar sensation, this double-consciousness, this sense of always looking at one’s self through the eyes of others, of measuring one’s soul by the tape of a world that looks on in amused contempt and pity. One ever feels his two-ness, an American, a Negro ; two souls, two thoughts, two unreconciled strivings ; two warring ideals in one dark body [...]. The history of the American Negro is the history of this strife – this longing to attain self-conscious manhood, to merge his double self into a better and truer self. In this merging he wishes neither of the older selves to be lost. [...] He simply wishes to make it possible for a man to be both a Negro and an American5.
Pour définir sa double conscience, Du Bois s’inspire d’abord des travaux philosophiques de William James, dont il avait suivi les cours à Harvard. En commentant les expériences d’hypnose que Pierre Janet avait conduites auprès de malades mentales et rapportées dans un livre sur L’Automatisme psychologique (1889), James avait en effet établi la coexistence, chez certaines personnes, de plusieurs personnalités avec des niveaux différents de conscience. James et Janet distinguaient ainsi la conscience primaire, qui possède certains attributs sensoriels, mémoriels, affectifs, et la conscience secondaire, complètement dissociée de la primaire et possédant d’autres attributs ; il existait enfin une conscience tertiaire, plus profondément enfouie, qui, lorsque les patients parvenaient à l’atteindre (par la transe ou par l’hypnose), possédait quant à elle tous les attributs et rétablissait, par conséquent, l’unification des différentes personnalités. Ainsi,
In certain persons at least, the total possible consciousness may be split into parts which coexist, but mutually ignore each other and share the objects of knowledge between them, and – more remarkable still – are complementary6.
Avec la « double conscience », Du Bois offre donc plus qu’une simple description littéraire des effets de la domination ; il nous indique quelle voie s’ouvre au sujet divisé pour tenter d’échapper à sa situation. Mais dans le même temps, il lui associe la notion de « voile », empruntée cette fois au philosophe et sociologue allemand Georg Simmel, lequel utilisait cette métaphore pour théoriser l’importance d’autrui et de son regard dans les relations sociales et la construction de l’identité :
Nous sommes tous des fragments, non seulement de l’autre, mais de nous-mêmes. [...] Mais le regard de l’autre complète cet aspect fragmentaire pour former ce que nous ne sommes jamais totalement et uniquement. [...] La base vitale commune donne naissance à certaines hypothèses à travers lesquelles on se voit mutuellement comme à travers un voile. Bien sûr, la singularité de la personne n’est pas purement et simplement voilée, mais dans la mesure où son existence tout à fait individuelle et concrète se fond avec cet a priori en une unité, ce voile lui donne une forme nouvelle. [...] Partout la généralisation sociale voile les traits de la réalité7.
J’ai développé ailleurs comment Alain Locke s’était à son tour approprié la psychologie sociale de Gabriel Tarde et la sociologie interactionniste de Georg Simmel, notamment ses « formes a priori de la socialisation » (comme la généralisation, mentionnée ci-dessus, mais également l’inégalité et la fidélité) pour penser et défendre tout à la fois la promotion d’un nouveau type social (le « Nouveau Nègre ») et la nécessité d’un nationalisme culturel chez les Africains-Américains8. Mais s’il semble important de souligner un tel processus d’infléchissement, qui conduit à user des disciplines sur un « mode mineur » – au sens où Deleuze et Guattari parlaient d’une « littérature mineure » pour désigner les productions d’une minorité dans la langue d’une majorité9 – il conviendrait en retour d’étudier plus avant comment les penseurs africains-américains ont pu influencer, sinon précéder certains penseurs américains et européens dans leurs réflexions sur les formes de domination ou les contacts de culture10. En guise de contribution, je voudrais à présent esquisser les grandes options critiques et méthodologiques des « Nouveaux Nègres ».
Les travaux qui, en France, abordent l’histoire du New Negro, omettent souvent deux faits d’importance. D’abord, le constat – pourtant frappant – que cette anthologie n’était pas que de littérature : venus de divers horizons – hommes et femmes, noirs et blancs, américains, antillais et européens – ses contributeurs offraient certes des poèmes et des fictions, mais aussi d’importants essais critiques dans diverses disciplines (histoire, sociologie, anthropologie) et sur divers objets (les arts, la littérature, mais également l’éducation, la religion, la vie urbaine et les relations internationales). Élégamment illustré par Winold Reiss, Aaron Douglas et Miguel Covarrubias – trois artistes respectivement allemand, africain américain et mexicain – le livre contenait également plusieurs reproductions d’œuvres ou de partitions, ainsi que d’abondantes bibliographies et discographies compilées par Locke lui-même qui signait en outre quatre essais sur l’art, la musique, la poésie et l’esprit du Nouveau Nègre. Les crédits (acknowledgements) et les copyrights révélaient une autre caractéristique majeure : s’il était l’œuvre d’un exceptionnel coordinateur, le New Negro manifestait surtout la collusion de divers réseaux culturels, politiques et éditoriaux, et il incarnait ainsi leur foi commune dans l’ingénierie sociale ou le rôle moteur dévolu aux arts, à la littérature et aux sciences sociales dans l’expression et la transformation des mentalités. Piloté par des intellectuels formés à la sociologie (W.E.B. Du Bois, Charles S. Johnson et Alain Locke), le mouvement Nouveau Nègre est donc conçu en termes explicitement stratégiques. Car si la littérature témoigne d’une « nouvelle psychologie », d’un « nouvel esprit » qui « échappe à la surveillance et à la vigilance des statistiques » mais qui « s’éveille dans les masses » et « vibre dans la jeune génération »11, les essais expriment quant à eux deux principaux soucis : d’abord, une attention soutenue aux modulations de l’opinion publique, et notamment aux variations des représentations artistiques ou littéraires ; ensuite, une volonté de comprendre et de situer le mouvement « Nouveau Nègre » dans le cadre plus vaste des relations de races et de cultures, à l’échelle nationale et internationale. Le projet critique est donc bien double, qui veut, d’une part, élaborer une approche sociologique, voire anthropologique de la littérature ; et participer d’autre part à l’émergence, dans les sciences sociales, de nouveaux paradigmes mieux à même de comprendre et de transformer les diverses formes de domination et d’inégalité historiquement subis par les Nègres d’Amérique, des Antilles et de l’Afrique.
Après l’anthologie du New Negro, c’est un véritable programme de recherches imagologiques qu’esquisse Alain Locke dans un article de 1926 :
I doubt if there exists any more valuable record for the study of the social history of the Negro in America than the naïve reflection of American social attitudes and their changes in the literary treatment of Negro life and character. [...]
With allowances for generalization, so far as literature records it, Negro life has run a gamut of seven notes, – heroics, sentiment, melodrama, comedy, farce, problem-discussion and aesthetic interest – as, in their respective turns, strangeness, domestic familiarity, moral controversy, pity, hatred, bewilderment, and curiosity, have dominated the public mind. Naturally very few of these attitudes have been favorable to anything approaching adequate or even artistic portrayal ; the Negro has been shunted from one stereotype into the other, but in this respect has been no more the sufferer than any other subject class, the particular brunt of whose servitude has always seemed to me to consist in the fate of having their psychological traits dictated to them. Of course, the Negro has been a particular apt social mimic, and has assumed protective coloration with almost every change – thereby hangs the secret of his rather unusual survival. But of course a price has been paid, and that is that the Negro, after three hundred years of residence and association, even to himself, is falsely known and little understood. It becomes all the more interesting, now that we are verging for the first time on conditions admitting anything like true portraiture and self-portrayal to review in retrospect the conditions which have made the Negro traditionally in turn a dreaded primitive, a domestic pet, a moral issue, a ward, a scapegoat, a bogey and pariah, and finally what he has been all along, could he have been seen that way, a flesh and blood human, with nature’s chronic but unpatented varieties.
[...] He has dramatized constantly two aspects of white psychology in a projected and naïvely divorced shape – first, the white man’s wish for self-justification, whether he be at any given time anti-Negro or pro-Negro, and second, more subtly registered, an avoidance of the particular type that would raise an embarrassing question for the social conscience of the period : as, for example, the black slave rebel at the time when all efforts were being made after the abatement of the slave trade to domesticate the Negro ; or the defeatist fiction types of 1895-1920, when the curve of Negro material progress took such a sharp upward rise. [...] This sort of reflection [...] is really more significant as an expression of “unconscious social wish” [...]. Except in a few outstanding instances, literature has merely registered rather than moulded public sentiment on this question12.
J’ai cité longuement cet essai car il contient selon moi les grandes lignes et les principales hypothèses du travail critique que développeront conjointement Alain Locke et Sterling Brown.
On note tout d’abord une étroite corrélation entre les rapports sociaux et les (auto)représentations littéraires, qui préfigure les analyses de Pierre Bourdieu sur la domination symbolique13 et celles d’Homi Bhabha sur le mimétisme social en situation coloniale14. Se trouvent ainsi soulignées la force et l’ambivalence des stéréotypes : ils ne sont pas nécessairement négatifs, et leurs conversions (de la négativité à la positivité, ou vice versa) manifestent les mutations des rapports de domination plutôt qu’une reconnaissance ou une revalorisation des catégories dominées15. Une telle prolifération contribue à perpétuer, de fait une « invisibilité » bien mise en relief par Ralph Waldo Ellison dans son fameux roman, Invisible Man (1952). Mais le fait que les stéréotypes mobilisés soient avant tout les rationalisations d’un inconscient social et de ses obsessions, sur le mode du tabou ou de la culpabilité, confère paradoxalement un puissant rôle à la littérature. Si elle « enregistre », elle peut également « modeler », suggère Locke, et faire ainsi advenir des figures résolument plus complexes que les catégorisations simplistes dans lesquelles on cherche à les enfermer, ou mettre en scène les effets dévastateurs de la domination – sociale, culturelle, symbolique – sur les psychés et les relations entre majorité et minorité16. La nécessité est donc double, d’une écriture de soi qui soit pleinement consciente et critique des représentations littéraires dominantes, et d’une réflexivité qui participe à une meilleure compréhension des rapports sociaux et du rôle de reconduction ou de reconstruction qu’y peut jouer la littérature.
The greatest obstacles to social peace and goodwill are the obsolete superstitions and outworn stereotypes than on both sides still cloud our social thinking and warp our social reactions in race relations in America. But these cannot persist side by side with the enlightenment that must come when the Negro capitalizes himself at his best, and that best is widely known and appreciated17.
Les activités critiques de Locke et de Brown vont dès lors se développer à plusieurs niveaux : les deux auteurs feront paraître, dans des revues académiques, mais également dans des collections éditoriales destinées à un large public18, des essais de synthèse axés sur l’histoire littéraire et culturelle ; par ailleurs, ils publieront, dans des magazines grand public, un très grand nombre de notes de lecture, voire des synthèses annuelles sur les tendances et mutations à l’œuvre dans les lettres et les sciences humaines et sociales19. Parmi les 139 articles et recensions que j’ai pu collecter dans les archives d’Alain Locke20, les essais et les livres les plus significatifs sont, pour mon propos : « American Literary Tradition and the Negro » (The Modern Quarterly, 1926) ; « The Negro’s Contribution to American Art and Literature » (Annals of the American Academy of Political and Social Science, n°140, 1928), « Jingo, Counter-Jingo and Us » (Opportunity, janvier et février 1938) ; « The Negro’s Contribution to American Culture » (The Journal of Negro Education, juillet 1939), et une série de six conférences délivrées et publiées en Haïti en 1943 sous le titre Le rôle du Nègre dans la culture des Amériques. Et parmi la centaine d’essais, de recensions, et les cinq ouvrages critiques de Sterling Brown, nous pouvons retenir « Our Literary Audience » (Opportunity, février 1930), « A Literary Parallel » (Opportunity, mai 1932) « The Negro Character as Seen by White Authors » (Journal of Negro Education, avril 1933), « The American Race Problem as Reflected in American Literature » (Journal of Negro Education, juillet 1939) ; « The Negro Writer and his Publisher » (The Quarterly Review of Higher Education Among Negroes, juillet 1941), « The New Negro in Literature, 1925-1955 » (The New Negro Thirty Years After, Washington, Howard University Press, 1955), The Negro in American Fiction (Washington, Associates in Negro Folk Education, 1937), et The Negro Caravan (New York, The Dryden Press, 1941).
Soucieux de reprendre l’histoire littéraire américaine à partir des figures du personnage et de l’écrivain nègres, ces divers textes manifestent de nombreuses convergences. Leur approche sociologique de la littérature conduit Locke et Brown à réfléchir sur la configuration du champ littéraire américain, depuis son mainstream jusqu’à ses marges, et ils dressent ainsi d’intéressants constats. En effet, par-delà l’opposition classique entre maiores et minores, le champ littéraire apparaît structuré par la tendance des écrivains à reconduire ou à refuser les stéréotypes dominants à l’encontre des Noirs. On peut ainsi retrouver, indifféremment distribués chez les grands auteurs américains et leurs obscurs rivaux ou épigones, un certain nombre de représentations communes que Sterling Brown énumère ainsi, avant de les étudier en détail chez divers auteurs :
The majority of books about Negroes merely stereotype Negro character. [...] To point the prevalence of history of these stereotypes, those considered important enough for separate classification, although overlappings do occur, are seven in number : (1) The Contented Slave, (2) The Wretched Freeman, (3) The Comic Negro, (4) The Brute Negro, (5) The Tragic Mulatto, (6) The Local Color Negro, and (7) The Exotic Primitive21.
Il s’ensuit que d’un siècle à l’autre, certaines traditions perdurent, sous-jacentes aux ruptures de l’histoire et aux changements des écoles littéraires. Ces continuités sont essentiellement la nostalgie de la plantation, le régionalisme, le primitivisme, la folklorisation des noirs et l’obsession du métissage. Dans les années trente, par exemple, « the cabin was exchanged for the cabaret but the old mirth was still inside », d’autant que de nombreux jeunes auteurs nègres (le jamaïcain Claude McKay, le poète noir américain Countee Cullen) proclament un paganisme et un primitivisme de bon aloi22.
La récurrence de ces tendances, alliée à la prégnance de certaines représentations, participe donc d’un autre effet de la domination, à savoir l’influence de la réception sur la production littéraire africaine-américaine : les stéréotypes et les grands thèmes de la littérature américaine fonctionnent en effet à l’instar du voile dont parlait Du Bois, et les auteurs noirs sont ainsi conduits à intégrer le champ littéraire en faisant des concessions ou en s’opposant aux représentations dominantes23. Le problème est d’autant plus épineux que les écrivains nègres sont confrontés à une double audience, comme le souligne Sterling Brown :
The Negro author faces two audiences, the white American reader conditioned by the Pages and the Allens [...] ; and the Negro audience, equally conditioned by and liking the popular magazine characters and at the same time demanding that Negro writers produce a more complimentary picture of Negro life24.
La réception des écrivains nègres est donc informée, de part en part, par la question raciale : basée sur la distinction entre noirs et blancs, elle est de surcroît sujette à des horizons d’attente idéologiquement contradictoires, y compris au sein du même groupe. Brown fait notamment allusion à un désir de compensation, qui réduit la littérature nègre à n’être qu’une contre-propagande, c’est-à-dire, en termes foucaldiens, un simple discours « en retour ». Cette question fut au cœur des débats critiques sur la littérature nègre, et elle divisa les écrivains et intellectuels noirs en deux camps : ceux qui jugeaient que la littérature et l’art nègres avaient pour fonction première de contrer le racisme ambiant, et qu’ils devaient conséquemment offrir une image positive des noirs en se concentrant sur l’élite sociale et intellectuelle ; ceux qui arguaient que la littérature nègre devait être avant tout réaliste, et donc représenter la minorité noire dans toutes ses composantes sociales, populaires et bourgeoises, et sous tous ses aspects, « bons » ou « mauvais ».
Ce débat sur les rapports entre littérature et propagande fut initié par Du Bois, dans un fameux article de 1926 où il prévenait la jeune génération des écrivains noirs contre les dangers « de l’art pour l’art », qui risquait d’ignorer voire de conforter la force des préjugés anti-nègres :
It is the bounden duty of black America to begin this great work of the creation of beauty, of the preservation of beauty, of the realization of beauty, and we must use in this work all the methods that men have used before. And what have been the tools of the artist in times gone by ? First of all, he has used the truth. [...] The apostle of beauty thus becomes the apostle of truth and right not by choice but by inner and outer compulsion. Free he is but his freedom is bounded by truth and justice [...]. Thus all art is propaganda and ever must be, despite the wailing of the purists. I stand in utter shamelessness and say that whatever art I have for writing has been used always for propaganda for gaining the right of black people to love and enjoy. I do not care a damn for any art that is not used for propaganda. But I do care when propaganda in confined to one side while the other is stripped and silent25.
Du Bois et Jessie Fauset accusaient souvent, dans leurs recensions, les écrivains et artistes qui s’intéressaient au monde noir – qu’ils fussent nègres (tels Claude McKay, Jean Toomer, Bruce Nugent, Wallace Thurman) ou blancs (tels Winold Reiss ou Carl Van Vechten) – d’en proposer une image négative ou insuffisamment respectueuse. Alain Locke réagit dès 1925 en dénonçant, chez « certains Philistins », « A half-caste psychology [which] distorts all true artistic values with the irrelevant social values of “representative” and “unrepresentative”, “favourable” and “unfavourable” — and threatens a truly racial art with the psychological bleach of “lily-whitism” »26. Au ton polémique de Locke, Brown préférera le détachement et l’ironie mordante, pour aboutir à la même réfutation :
It is natural that when pictures of us were almost entirely concerned with making us out to be either brute or docile housedogs, i.e., infra-human, we should have replied by making ourselves out superhuman. It is natural that we should insist that the pendulum be swung back to its other extreme. Life and letters follow the law of the pendulum. Yet, for the lover of truth, neither extreme is desirable. [...] This is not a disagreement with the apologistic belief in propaganda. Propaganda must be counterchecked by propaganda. But let is be found where it should be found, in books explicitly propagandistic, in our newspapers, [...] in the teaching of our youth that there is a great deal in our racial heritage of which we may be justly proud. Even so, it must be artistic, based on truth, not on exaggeration. [...] Since we need truthful delineation, let us not add every artist whose picture of us may not be flattering to our long list of traducers. [...] As a corollary to the charge that certain books “aiming at representativeness” have missed their mark, comes the demand that our books show our “best”. Those who criticize thus want literature to be “idealistic” ; to show them what we should be like, or more probably, what we should like to be. [...] It is sadly significant also, that by “best” Negroes, these idealists mean generally the upper reaches of society, i.e., those with money.
Porgy27, because it deals with Catfish Row, is a poor book for this audience ; [...] The Walls of Jericho28, where it deals with a piano mover, is a poor book. In proportion as a book deals with our “better” class it is a better book.
According to this scale of values, a book about a Negro and a mule would be, because of the mule, a better book than one about a muleless Negro ; about a Negro and a horse and buggy a better book than about a mule owner ; about a Negro and a Ford, better than about the buggy rider ; and a book about a Negro and a Rolls Royce better than one about a Negro and a Ford. [...] Unfortunately, this economic hierarchy does not hold in literature. It would rule out most of the Nobel prize winners29.
Ce sont finalement des positions « figées » car déterminées par les discours hégémoniques dans le champ littéraire que Brown et Locke remettront constamment en question à travers leurs essais30.
A minority apologist who overcompensates or turns to quackish demagoguery should be exposed, but the front trench of controversy which he allowed to become a dangerous salient must be re-manned with sturdier stuff and saner strategy. [...] It is a matter of keen regret that much of the cultural racialism of the “New Negro” movement was choked in shallow cultural soil by the cheap weeds of group flattery, vainglory and escapist emotionalism. [...] As the movement became a fad the taint of exhibitionism and demagoguery inevitably crept in. [...] But a sounder cultural racialism would have avoided these pitfalls, would have aimed at folk realism and the discovery of basic human and social denominators to be thrown under the numerators of racial particularities for a balanced and factorable view of our group life, and in my judgment a second generation of Negro writers and artists, along with their white collaborators, are well on the way toward such a development. Some of them are writers like Langston Hughes, Zora Neale Hurston, Arna Bontemps, Sterling Brown, whose life bridges both generations, while others, like Richard Wright [...] belong entirely to the younger generation31.
Ces critiques de la « compensation » et de « l’exhibitionnisme » sont à rapprocher des concepts élaborés par l’ethnologue Gregory Bateson, dans un article de 1935 consacré aux effets interactifs du contact culturel32. En réponse au Mémorandum pour l’étude de l’acculturation rédigé par les anthropologues Melville Herskovits, Ralph Linton et Robert Redfield, Bateson avait en effet voulu souligner l’existence d’un « processus de différenciation progressive », qu’il appelait schismogenèse. Manifestant une « tendance » naturelle, chez les êtres humains comme chez les autres mammifères, « à s’engager dans des séquences d’interaction cumulative »33, ce processus pouvait se réduire formellement à
Deux classes d’interaction sociale où les actes de A sont des stimuli pour les actes de B, qui deviennent, à leur tour, des stimuli pour une action plus intense de la part de A, et ainsi de suite, A et B étant des personnes agissant soit en tant qu’individus, soit en tant que membres d’un groupe. [...]
a) schismogenèse symétrique, les actions de A et de B, se stimulant mutuellement, sont essentiellement similaires — cas de compétition, de rivalité, etc. ;
b) schismogenèse complémentaire, les actions qui se stimulent réciproquement sont essentiellement dissemblables, mais réciproquement appropriées : domination et soumission, assistance et dépendance, exhibitionnisme et voyeurisme, etc.34.
Dans les critiques qu’adressent Locke et Brown aux productions littéraires nègres qui tantôt se conforment aux attentes exotiques du public blanc, et tantôt répondent au besoin de riposte du public noir, on trouve de fait une égale défiance à l’encontre de la différenciation symétrique (ou l’interaction cumulative comme surcompensation) et de la différenciation complémentaire (avec notamment la condamnation explicite de l’exhibitionnisme)35. Par la suite, Locke approfondira ses analyses de l’interaction majorité/minorité, pour souligner leur structuration mutuelle, l’interconnexion de leurs attitudes respectives et l’oscillation constante des dominés entre « l’acceptation ou l’obséquiosité » et « la résistance passive ou la révolte cachée »36. Locke corrobore ainsi le modèle schismogénétique de Bateson, tout en le raffinant. S’il constate en effet la mise en place de structures dualistes, et s’il confirme la prédominance de la différenciation complémentaire que Bateson soulignait dans « les relations entre Noirs et Blancs »37, il refuse dans le même temps d’envisager une spécialisation immuable des deux groupes dans leurs attitudes « complémentaires ». Dans cette perspective, il réintroduit des facteurs de variation dans la théorie schismogénétique, tels que le paramètre individuel, le paramètre générationnel, ou le paramètre sociologique38. Par ailleurs, il s’intéresse beaucoup plus sérieusement que l’anthropologue anglais à la réalité culturelle des processus de réaction ou d’auto-affirmation concurrentielle : il sait en effet reconnaître, dans la différenciation symétrique, une « avancée » ou une « percée » [a salient] qui permet de transgresser la « frontière » psychologique et sociologique39. Mais surtout, le mouvement culturel africain-américain ne se réduit pas, pour lui, à une simple réaction identitaire ; il manifeste plutôt l’interaction et l’influence réciproque entre majorité et minorité. « It is a fallacy that the overlord influences the peasant and remains uninfluenced by him »40, soulignera-t-il à plusieurs reprises. Au rebours des politiques d’hégémonie et de domination culturelle, qui ne peuvent se réaliser que par la violence et ne récoltent, en retour, qu’une réplique tout aussi sinon plus violente, Locke insiste sur la coopération, ou sur les « échanges et ces interactions culturelles qui sont vitaux au processus »41. Il formule ainsi, dès 1930, un principe de « libre échange et de réciprocité culturelle » qui participe d’une nouvelle logique d’interaction sociale :
Do away with the idea of proprietorship and vested interest, – and face the natural fact of the limitless interchangeableness of culture goods [sic], and the more significant historical fact of their more or less constant exchange. [...] We are in a new era of social and cultural relationships once we root up this fiction and abandon the vicious practice of vested proprietary interests in various forms of culture, attempting thus in the face of the natural reciprocity and our huge indebtedness, one to the other, to trade unequally in proprietary and aggressive ways. [...] To summarize, the progress of the modern world demands what may be styled “free-trade in culture”, and a complete recognition of the principle of cultural reciprocity. Culture-goods, once evolved, are no longer the exclusive property of the race or people that originated them. They belong to all who can use them ; and belong most to those who can use them best. But for all the limitless exchange and transplanting of culture, it cannot be artificially manufactured ; it grows42.
En mettant l’accent sur la réciprocité, Locke favorise un modèle relationnel qu’à la suite d’autres anthropologues43, Bateson savait identifier dans certaines sociétés non-occidentales, mais qu’il jugeait profondément menacé par la diffusion exponentielle des modèles schismogénétiques, conséquence directe de l’expansion coloniale européenne. On peut ainsi constater une divergence majeure entre Locke et lui : en 1942, Bateson finit en effet par affirmer que « puisqu’on retrouve nettement ces trois motifs [domination-soumission, exhibitionnisme-voyeurisme, assistance-dépendance] dans toutes les cultures occidentales, les possibilités d’une différence internationale sont limitées aux proportions et aux façons dont on peut les combiner »44 ; quant à la politique coloniale, elle doit, selon lui, soit se résoudre par une « fusion totale » — c'est-à-dire par l’assimilation – soit se solder par une négociation machiavélienne où « les possibilités de schismogenèse dans le système doivent se compenser, s’équilibrer convenablement entre elles », — et s’apparenter ainsi à un séparatisme déguisé plus qu’à une véritable intégration45. À l’opposé, Locke juge éminemment nécessaire, à la même époque, de pratiquer, encourager et reconnaître la réciprocité à l’intérieur même des contextes schismogénétiques. Il y a là une subtile ironie à proposer, comme alternatives aux modèles occidentaux, des formes relationnelles caractéristiques des sociétés dites « archaïques », mais le constat est historiquement et culturellement sans appel :
Cultural contact on a more or less equilateral basis is productive of results far more stable and constructive than those produced by the characteristically unilateral contacts and policies of European imperialism. [...] European imperialism has been supported by, or rather has generated a particularly advantageous official philosophy, a colonial-mindedness, assuming very typically the attitude of cultural superiority [...]. It is this predominant and now chronic attitude which has stood in the way of much reciprocity of cultural exchange between European and non-European peoples. [...] Modern policy and attitude shuts this door, and leaves only a few indirect openings for the counter-influence of divergent cultures, through the chinks of fashion, exotic curiosity and occasional movements of literary, artistic and intellectual interest46.
D’autres relations doivent être donc privilégiées, et la littérature et les sciences humaines et sociales ont ici un rôle déterminant à jouer, comme ne cessera de le souligner Locke dans ses recensions critiques.
Pour mieux défendre la réciprocité, Locke filait en outre, comme le lecteur l’a sans doute remarqué, une étrange métaphore financière : il rejetait en effet l’idée de « propriété culturelle sans partage », et ces intérêts afférents que tout emprunt serait contraint de lui verser, pour célébrer à rebours un « libre-échange » des biens et des cultures. Dans d’autres essais, déjà cités, on trouve de semblables analogies : contre les fluctuations de la négrophilie, qu’il assimile à une pure spéculation sur les valeurs de l’exotisme, du primitivisme et de l’exhibitionnisme, Locke préconise une solide « capitalisation »47, et c’est dans cette perspective qu’il initie une pratique novatrice : la « retrospective review ».
De 1928 à 1942 dans la revue Opportunity, puis de 1947 à 1953 dans la revue Phylon, Locke publie ainsi près de vingt recensions générales, où il tâche de reprendre l’essentiel des publications à propos ou issues du monde noir (africain, antillais, africain-américain) pour en dégager les grandes orientations littéraires et épistémologiques, dans les lettres et les sciences humaines48. Ses remarques critiques portent tout autant sur les représentations du monde africain dans la « nouvelle littérature coloniale » qui s’écrit par exemple sous la plume de René Maran, de Lucie Cousturier ou des frères Jérôme et Jean Tharaud que sur les travaux d’africanistes chevronnés comme Maurice Delafosse ou Melville Herskovits ; autant sur les poètes(ses) et romancier(e)s africain(e)s-américain(e)s que sur leurs congénères qui développent un discours savant (qu’il s’agisse d’essais critiques, sociologiques, historiques, économiques…) ; autant sur la littérature américaine, quand elle traite des Nègres (à l’instar d’Erskine Caldwell, de William Faulkner ou de Julia Peterkin) que sur la littérature antillaise, en particulier jamaïcaine et haïtienne, ou sur la littérature africaine francophone, alors en gésine. Et la méthode est exemplaire, qui porte un regard de Janus sur la production littéraire et scientifique : un œil dans le rétroviseur, pourrait-on dire, qui considère le chemin parcouru, et l’autre sur la route à suivre, qui anticipe déjà le prochain tournant ; chacune des recensions, en s’ajoutant aux autres, permet ainsi de montrer la convergence des littératures entre elles, ou bien révèle les soubassements épistémologiques des développements critiques ou théoriques. Sont systématiquement commentés les penseurs qui soulignent les interactions et influences réciproques et qui remettent ainsi en question les dualismes, oppositions et autres hiérarchies sociales ou culturelles justifiées par un discours essentialiste. Locke met notamment en valeur les travaux d’Eric Williams, d’Abram Harris, de Ralph Bunche, d’Ezra Franklin Frazier, de Charles S. Johnson – autant de spécialistes nègres des sciences sociales, partisans d’un relationnisme qui se refuse à séparer la question nègre des problèmes généraux de l’économie et de la société ; et il soutient constamment l’interactionnisme des anthropologues culturels, tels Franz Boas ou Melville Herskovits, qui mirent très tôt l’accent sur les contacts de culture et les phénomènes d’adaptation, d’adoption, d’échange et de réinterprétation.
À travers ses recensions rétrospectives, Locke ne cesse de (re)configurer le « New Negro » comme étant tout à la fois un mouvement culturel et une école critique en phase avec les développements de la littérature, de l’anthropologie et de la sociologie en Amérique et en Europe. Par là même, il contribue à redéfinir l’identité africaine-américaine comme un paradoxe.
Dans The Souls of Black Folk (1903), Du Bois avait défini l’identité noire comme une double conscience et souligné, en conclusion, la contribution majeure de son peuple à l’histoire culturelle, sociale et économique de l’Amérique.
Your Country ? Have came it yours ? [...] Here we have brought our three gifts and mingled them with yours : a gift of story and song – soft, stirring melody in an ill-harmonized and unmelodious land ; the gift of sweat and brawn to beat back the wilderness, conquer the soil, and lay the foundations of this vast economic empire two hundred years earlier than your weak hands could have done it ; the third, a gift of the Spirit. [...] Nor has our gift of the spirit been merely passive. Actively we have woven ourselves with the very warp and woof of this nation [...]. Would America be America without her Negro people ?49.
Prolongeant cette logique du don mise en relief par Du Bois, Locke insista sur la réciprocité culturelle pour défendre à son tour une définition oxymorique de l’identité nègre. Dans son essai The Negro’s Contribution to American Culture (1939), il souligne en effet la singularité nègre et, simultanément, l’intrication et la « fertilisation réciproque » (« cultural cross-fertilization ») des héritages africains et européens. Les « produits culturels nègres » sont alors définis, dans une curieuse alliance de mots, comme des « hybrides distincts » (« distinctive hybrids »), issus d’un métissage culturel (« culturally “mulatto” ») mais avec des « accentuations particulières sur certains éléments communs aux Noirs et aux Blancs » (« overtones to certain fundamental elements of culture common to white and black »)50. S’ensuivent deux conséquences paradoxales, puisque d’un côté « what we style typically or characteristically “Negro”, culturally speaking » n’est jamais qu’une nouvelle version ou dérivation singulière de la culture américaine, sur le mode du « cultural coumpounding and variation which has produced what we style “American” out of what was historically and basically English or Anglo-saxon »51, tandis que de l’autre, ce qu’on juge « typiquement américain » est toujours déjà ou également nègre :
what is distinctively Negro in culture usually passes over by rapid osmosis to the general culture, and often as in the case of Negro folklore and folk music and jazz becomes nationally current and representative52.
Une telle définition semble offrir une illustration exemplaire des apories du « métissage culturel » dont l’anthropologue Jean-Loup Amselle s’est d’abord fait le promoteur, puis l’acerbe critique53. Selon lui, les théories du métissage ou de l’hybridation indexent en effet la culture sur un modèle biologique, et elles postulent ainsi l’existence d’isolats culturels qui préexisteraient au mélange, reconduisant alors les travers de la « raison ethnologique » qui distingue, divise et sépare des éléments quand toute culture est en réalité toujours le produit de « syncrétismes originaires »54. Locke n’est assurément pas exempt d’un tel travers substantialiste, même s’il a abondamment souligné, avant Amselle, le caractère composite de toute culture55. Il importe pourtant de prendre en compte et au sérieux la façon dont à l’instar de Du Bois, il a conçu le mélange culturel sur un mode spirituel et comme une transsubstantiation. Ce n’est pas en effet l’image du melting pot mais celle d’un spiritueux – le rhum, né dans le contexte de la traite et de l’esclavage – qui lui vient à l’esprit quand il cherche à décrire l’influence culturelle nègre :
Like rum in the punch, that although far from being the bulk ingredient, still dominates the mixture, the Negro elements have in most instances very typical and dominating flavors, so to speak. [...] The Negro cultural influence, most obvious, too, in music and dance, has a still wider range, – in linguistic influence, in folklore and literary imagery, and in rhythm, the tempo and the emotional overtones of almost any typically Negro version of other cultural art forms56.
Voilà pour moi une manière originale de penser l’interaction et la mutation culturelles : l’image du rhum dans le punch dit bien que l’esprit du don est autre et plus qu’un simple échange. Il ne s’agit pas de donner quelque chose à quelqu’un, mais de se donner dans ce que l’on donne, comme l’a bien montré l’anthropologue Marcel Hénaff57. En somme, un défi généreux mais risqué qui n’attend d’autre réponse qu’une reconnaissance – car à défaut, c’est toujours la violence qui finit par triompher58. Et pour servir de métaphore à la culture, le punch est une subtile analogie du devenir de toute influence réciproque quand elle n’est plus simple mimétisme, mais composition de nouveaux rapports.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Anthony Mangeon, « « Like Rum in the Punch » : le New Negro et la culture américaine », paru dans Loxias, Loxias 24, mis en ligne le 23 mars 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2735.
Auteurs
Maître de conférences à l’Université Paul-Valéry-Montpellier III, Anthony Mangeon enseigne en licence de lettres modernes et en master d’études culturelles. Ses recherches portent sur les rapports entre littérature et savoirs, de préférence dans les domaines africains et africains-américains. Il a publié sur ce sujet plusieurs articles et dirigé un hors série de la revue Riveneuve Continents : « Harlem Heritage, mémoire et renaissance », avec entre autres la participation d’Antoine de Gaudemar, Michel Le Bris, Leonora Miano et Blaise N’Djehoya. Il a également activement contribué au hors série du magazine Le Point sur « La pensée noire » (à paraître, avril 2009) et rééditera prochainement une édition critique des conférences d’Alain Locke en Haïti : Le rôle du Nègre dans la culture des Amériques ([1943], Paris, L’Harmattan, collection « Autrement Mêmes », 2009).