Loxias | Loxias 27 Autour des programmes de lettres aux concours 2010: agrégation, CPGE | I. Autour du programme d'agrégation 2010 | Beckett
Jean Émelina :
Samuel Beckett et le tragique (En attendant Godot, Fin de Partie)
Index
Géographique : France
Plan
- Un tragique de la lenteur et de l’immobilité
- Le tragique du vide et de la solitude
- Le tragique de la vie : un nihilisme burlesque
- Le mol oreiller du tragique
- Écriture et existence
Texte intégral
Il s’en faut de beaucoup que le tragique soit mort avec la tragédie. Du XIXe au XXe siècle, sous la poussée des révolutions politiques et esthétiques, celui-ci se transforme, s’embourgeoise, se démocratise, s’intensifie et irrigue tous les genres. Le drame romantique, l’opéra, la poésie, la peinture, le roman, le cinéma disent jusqu’à nos jours, dans une multitude d’œuvres et sous des formes multiples, les malheurs exceptionnels et extrêmes, réels ou imaginaires, de personnages ou de peuples : Atala, Aïda, Les Fleurs du mal ou Madame Bovary, Le Massacre de Scio et Guernica, Pas d’orchidées pour Miss Blandish, Hiroshima mon amour ou L’Été meurtrier. Les « faits divers » et l’actualité – mort brutale de jeunes princesses, massacres, famines cyclones, tueries – sont encore et toujours des expressions du tragique. Partout, peur et pleurs, douleur, terreur, horreur.
Quelle est la place de Samuel Beckett dans ces forêts du malheur ?
Beckett appartient au « nouveau théâtre », héritier tardif et éclatant de Jarry, du surréalisme et d’Artaud. C’est pourquoi ce qui sépare ses pièces d’une tragédie classique, voire d’un drame romantique, symboliste ou naturaliste, est trop évident pour qu’il soit nécessaire d’insister. Qu’il s’agisse de dramaturgie, de psychologie, de ton, de style ou d’effets scéniques, En attendant Godot et les œuvres qui vont suivre n’ont évidemment rien de commun avec Phèdre, Hernani, Pelléas et Mélisande ou l’Antigone d’Anouilh. Comme chez Ionesco et bien d’autres auteurs contemporains (Vauthier, Adamov, Arrabal), dans le théâtre de Beckett la structure dramatique traditionnelle, l’intrigue, l’action, les personnages, le langage se désagrègent ou volent en éclats. Avec lui nous nous trouvons en présence d’une vision du monde hors du commun, qui ne correspond plus du tout à nos conceptions traditionnelles et familières du tragique héritées d’Aristote. Elle ne correspond pas davantage à celles des autres dramaturges du « nouveau théâtre » ni des grands écrivains contemporains.
Par comparaison avec Ionesco qui ouvre en fanfare le bal de « l’anti-théâtre » en 1950 avec La Cantatrice chauve, une première différence capitale saute aux yeux. Elle concerne le rythme. On assiste dans les premières pièces de celui-ci, appelées successivement « anti-pièce », « drame comique », « comédie naturaliste », « farce tragique » ou « pseudo-drame », à une frénésie langagière et gestuelle iconoclaste et provocatrice qu’on retrouverait par exemple, dans Capitaine Bada de Jean Vauthier. Or, le comique, comme dans un film en accéléré ou dans les dessins animés, naît précisément d’une rapidité anormale des dialogues et des gestes. Celle-ci déréalise, désensibilise ce qui est représenté, lui donne des allures de jeu délirant : ainsi les empoignades finales des Martin et des Smith, « au comble de la fureur », qui parlent « sur un rythme de plus en plus rapide » à la fin de La Cantatrice chauve1, ou le meurtre de l’élève à la fin de La Leçon.
Si Beckett engendre l’angoisse et non pas quelque allégresse surréaliste ou quelque transe dans des pièces qui n’ont plus aucune dénomination, c’est déjà à cause de leur lenteur. Très peu de délires verbaux ou gestuels. Exceptons dans En attendant Godot – qui est justement la plus agitée et la plus « gaie » de ses pièces – le monologue monotone de Lucky qui se termine par une « mêlée » et des « vociférations » ; exceptons les gesticulations et les lazzi des chapeaux de Vladimir et Estragon2. Partout ailleurs, on traîne, on se traîne dialogues lents, hésitants, peuplés de silences que signale une multitude de didascalies (« silence », « un temps », « pause »). L’apathie a remplacé la frénésie. Estragon, parfois, somnole ou dort, tout comme Lucky, Hamm, Nagg ou Nell (G, 81, 99 et 51, FP, 15, 29). Après En attendant Godot, les personnages s’immobilisent : ils deviennent paralytiques ou comateux, ils sont enfermés dans des poubelles (Nagg et Nell), dans des jarres (Comédie), ou à demi-enterrés (Winnie).
D’autre part, Beckett ne situe pas son « action » dans des lieux animés ni dans ces intérieurs bourgeois parodiques chers à Ionesco et venus d’un théâtre de boulevard toujours alerte, mais dans des espaces vides et inquiétants : « route » au crépuscule (G, 9), « intérieur sans meubles » avec « lumière grisâtre » (FP, 13), « Étendue d’herbe brûlée » avec « lumière aveuglante » de Oh les beaux jours, bord de mer désert dans Cendres. Au-delà de l’espace scénique, c’est le mystère. Des puissances obscures et menaçantes cernent les héros : ainsi, ces fossés où Estragon se fait battre (G, 10, 81), la sonnerie de Oh les beaux jours ou les projecteurs de Comédie. Autour de la pièce où se joue Fin de partie, il n’y a que « poussière noirâtre », terre « éteinte », derniers survivants et « dégoûtation » que Clov observe à la lunette, Clov qui connaîtra « un jour », annonce Hamm, « l’infini du vide » autour de lui, « petit gravier au milieu de la steppe » (FP, 109, 102-104, et 54).
En attendant Godot est, certes, une pièce circulaire où tout recommence comme dans La Cantatrice chauve et La Leçon, mais il y a une progression, une dramatisation chez Ionesco : montée jusqu’au délire du bavardage des Martin et des Smith, montée de la fureur jusqu’au meurtre chez le Professeur. Progression plus sensible encore dans les pièces ultérieures, qu’il s’agisse de Rhinocéros ou du Roi se meurt. Quelque chose se passe, des événements violents surviennent dans Haute Surveillance ou Les Bonnes de Genet. Avec Beckett, au contraire, tout devient piétinement et ressassement interminable : mêmes situations, mêmes propos, mêmes histoires, mêmes attentes dans une absence préméditée de « tension dramatique » plaisamment ironisée en direction du public :
Vladimir – Charmante soirée.
Estragon – Inoubliable
Vladimir – Et ce n’est pas fini.
Estragon – On dirait que non. (G, 47)
Estragon – En attendant il ne se passe rien.
Pozzo (désolé) – Vous vous ennuyez ?
Estragon – Plutôt.
Pozzo (à Vladimir ) – Et vous, monsieur ?
Vladimir – Ce n’est pas folichon (G, 53).
« Il n’y a pas de raison pour que ça change » dit Hamm. « Ça avance », remarque-t-il ensuite à deux reprises, alors que précisément on ne voit rien arriver (FP, 19, 21, 91). Les entrées et les sorties de scène sont évidemment très rares après Godot (FP, 57, 91, 93) ou totalement absentes (Oh les beaux jours, La dernière bande). (Seule, la « pièce radiophonique » Tous ceux qui tombent, petit tableau de mœurs campagnardes à dix personnages, est une œuvre vraiment animée).
En fait, il y a des changements, mais insensibles, dans ces univers clos où l’on tourne en rond. Au début de l’acte II de Godot, on indique : « Lendemain. Même heure. Même endroit », mais « L’arbre porte quelques feuilles » (G, 79). La construction dramatique de Fin de partie ramenée à un seul acte repose plus ouvertement encore, comme La dernière bande ou Oh les beaux jours, sur le ralenti du temps, du vieillissement ou de la décrépitude des êtres. Vladimir, à défaut de Godot, attend « la nuit » (G, 45). « C’est le soir, monsieur », dit-il à Pozzo qui s’était lancé antérieurement dans une longue tirade sur « le crépuscule » (G, 121 et 50). « Quelque chose suit son cours » remarque Clov, dans une « fin de journée comme les autres » où l’on n’attend plus rien. Hamm parodie Baudelaire : « Tu réclamais le soir ; il descend le voici ». « Instants nuls, toujours nuls, ajoute-t-il, mais qui font le compte, que le compte y est, et l’histoire close » (FP, 28 et 111). Ce lent enlisement dans la durée est encore plus sensible dans Oh les beaux jours, scéniquement symbolisé par l’enlisement de l’héroïne.
On atteint ainsi à une caractéristique spécifique de cette dramaturgie. Le tragique ne naît pas ordinairement de temps morts. C’est la vie qui se brise net dans son élan sous le coup de forces hostiles, d’événements imprévus. Le théâtre de Ionesco, qui comporte souvent de nombreux personnages, (Jacques ou la soumission, Amédée ou comment s’en débarrasser), tout comme celui de Genet (Le Balcon), est plein, lui aussi, avec sa violence caricaturale, d’entrées et de sorties, de surprises ou de meurtres (La Leçon, Victimes du devoir). Les Martin et les Smith parlent pour ne rien dire, mais, comme bien d’autres personnages, ils ne s’ennuient pas, vivent quelque chose. Le théâtre de la cruauté, chez Artaud et ses épigones, (Adamov première manière, Genet, Arrabal, Grotowski, etc.) est encore une expérience mouvementée de « pestes » paroxystiques.
Chez Beckett, point d’événements, point d’avenir ni de cauchemar baroque somptueux (Genet, Arrabal). Le tragique du trop-plein cède la place au tragique du trop-vide, le cérémoniel ou le sacré au dérisoire. Que va-t-il se passer ? Rien : « Nous attendons. Nous nous ennuyons », dit Vladimir (G, 113). On refait les mêmes gestes, on s’enfonce dans ses manies. Le temps scénique n’est plus tragique par son contenu (violences, rencontres « fatales »), mais par essence. On est au-delà du péril de mort. L’unité d’action est devenue unité d’inaction. Un état – celui de la condition humaine – s’est substitué à une tension.
Le tragique traditionnel était somme toute rassurant. C’était la représentation d’une exception terrible, comme le sang à la « une » de la presse, offerte à des spectateurs « médiocres » au sens classique du terme, avec leurs vies banales faites de hauts et de bas. Qui pourrait avoir l’occasion de vivre la chute de Troie, le destin d’Antigone, de Kennedy, de Lady Diana ou les passions mortelles des « héros » des faits divers ?
Le tragique de Beckett s’oppose ainsi à la (trop) célèbre catharsis qui entendait « exciter » « la violence des passions », comme écrit Racine dans la préface de Bérénice, afin d’exalter puis de « purger » une terreur et une pitié qu’on n’aurait pu rencontrer ni supporter dans la vie réelle. Nous sommes tous, si nous osons descendre en nous-mêmes, Estragon ou Hamm, Krapp ou Winnie. On est passé d’un tragique singulier, public ou privé, terrible et éclatant, à un dégoût et à un malaise universels liés à l’expérience du temps, et consubstantiel à l’espèce. Pour parler comme Baudelaire dans « Le Voyage », « un désert d’ennui » a remplacé « une oasis d’horreur ».
Ces situations engendrent une « tragédie du langage » qui a été très souvent soulignée à propos du nouveau théâtre. La belle rhétorique classique, le lyrisme dramatique d’un Hugo ou d’un Claudel, le drapé d’un Montherlant, les longues confrontations philosophiques d’un Camus ou d’un Sartre, les dissertations brechtiennes ont disparu. Du délabrement des vies naît le délabrement des discours.
Une fois encore, Beckett se distingue de Ionesco. Point de non-sens loufoques ni de dialogue absurde (excepté le monologue de Lucky). Tout se tient, tout est cohérent dans ces propos d’allure décousue, qui donnent souvent l’impression de bribes de dialogues pris non pas dans la méthode Assimil, mais dans la rue. L’oisiveté, l’attente vaine, la paralysie ou la claustration engendrent le verbiage. Si « nous sommes incapables de nous taire » et « intarissables », disent Vladimir et Estragon, « c’est pour ne pas penser ». « Angoissé » par de trop longs silences, le premier supplie le second : « Dis n’importe quoi ! » (G, 87‑88).
Dans une optique qu’on pourrait ironiquement appeler classique, ces discours informes et interminables respectent de plus en plus les unités de lieu et de temps, au point de faire coïncider dans des textes de plus en plus courts, (La dernière bande, Comédie, Dis Joe), le temps des personnages avec celui des spectateurs. Le nouveau tragique s’installe dans des lieux étroits et étouffants : Huis clos de Sartre, Les Bonnes de Genet, Le Roi se meurt de Ionesco, (alors que le « théâtre épique » brechtien parcourt le temps et l’espace, et préfère les vastes tableaux historiques). Ces nouvelles « conversations » se déroulent non pas « sous un lustre », dans « la pompe » des palais (Bérénice), mais dans des lieux délabrés et misérables, qui sont la métaphore de notre espace intérieur. En outre, les anciens dialogues étaient tension perpétuelle et mortelle. Un mot (« Sortez » de Bajazet, « Vieillard stupide, il l’aime ! » de Hernani), pouvait décider des vies. Chez Beckett, quand on ne soliloque pas, quand on ne reste pas muré dans ses silences comme Willie devant Winnie, la tension se réduit à des injures et des sursauts intermittents. On égrène des banalités : bouts de souvenirs, histoires drôles, vieilles chansons et jeux de mots lamentables (G, 80 et 101, FP, 51). Pour la énième fois, Nagg raconte à Nell l’histoire du tailleur (FP, 36-38). Parfois, on s’offre de belles phrases d’une solennité parodique (Pozzo et Hamm, G, 50-52, FP, 111) d’autres fois un sujet aussi solennel que le suicide (To be or not to be !), est rabaissé à un langage enfantin : « Gogo léger – branche pas casser » (G, 22) ou à des obscénités : « – Si on se pendait ? – Ce serait un moyen de bander. » (G, 21). On se chamaille un instant (G, 81, FP, 20-21), puis tout retombe à plat. Jamais le monologue, joyau du théâtre classique chargé de révéler le cœur des êtres et de les révéler à eux-mêmes, n’avait retrouvé une royauté aussi dérisoire que dans le babillage de Oh les beaux jours. Il occupe déjà chez Hamm une place de choix (FP, 16-17, 91-93, 109-112), qui ne se trouvait pas dans Godot. La « conversation » de salon, chez Ionesco, est sans doute aussi insipide, mais elle est fluide, alerte, tendue ; les répliques claquent comme des épées (Jacques ou la soumission) ; chez Beckett, de plus en plus, ce sont des lambeaux de phrases, lambeaux de pensées, (Oh les beaux jours, Dis Joe), qui viennent crever à la surface des vies comme des bulles. « Merde remâchée », dit Krapp dans La Dernière bande3.
Ce réalisme stylistique est une autre manifestation d’un tragique à la fois cocasse et antidramatique : celui de la solitude et de l’ennui. Impossibilité de communiquer, de développer ses idées de façon cohérente, de fraterniser ou de s’affronter vraiment : mutisme, ricanements, exclamations et interrogations innombrables, apathie. Le jeu parachève le désastre : Hamm n’en finit pas de bailler, (FP, pp. 16-17), Estragon refuse les embrassades de Vladimir, Lucky « décoche un violent coup de pied dans les tibias » d’Estragon qui voulait lui essuyer les yeux (G, 10, 44) ; Clov refuse d’embrasser son père ou de lui donner la main ; Hamm, aveugle, tâtonne contre le mur (FP, pp. 89-90 et 41). On sombre dans des pièces à un seul personnage (La Dernière bande), on aboutit à des halètements et des borborygmes, à des « Actes sans paroles » où le langage, vaine bouée de sauvetage, a définitivement sombré.
Cette vision de l’homme qui a tant scandalisé, n’est, bien sûr, pas nouvelle. La Bible, (dont Beckett est imprégné), la pensée judéo-chrétienne et de nombreuses philosophies n’ont cessé de répéter, depuis le livre de Job, la vanité des choses d’ici-bas. Mais la tragédie classique profane modelée sur l’humanisme antique est restée par bienséance à l’écart de cette métaphysique. Une vision chrétienne du monde ne la concernait pas. Ses désastres – tyrannies, défaites militaires, meurtres, suicides – peignaient l’écroulement d’aspirations très terrestres, liées à l’ambition ou à l’amour.
Par rapport à la tragédie aristotélicienne et à bien des drames historiques du XIXe siècle, le grand paradoxe du tragique de Beckett, c’est qu’il ne provient pas de l’irruption soudaine du mal ni da la mort de l’innocent, mais de la vie en général et en tant que telle. Le tragique, c’est d’être là, de devoir poursuivre une existence qui n’en finit pas. Dès lors que Dieu est mort, que Godot ne viendra pas, qu’on a renoncé à l’attendre, c’est la vie, non la mort, qui ne peut se regarder en face ; c’est elle qui est une malédiction, non pas quelque impossible désir de jeunesse éternelle à la manière de Ronsard, de Faust, de Dorian Gray ou encore du Roi se meurt de Ionesco. Le drame, chez Beckett, ce n’est pas le temps qui passe, (« Ô temps suspends ton vol ! »), c’est le temps qui ne passe pas. « Le dernier moment », rêve Vladimir, « c’est long, mais ce sera bon » (G, 12). On rêve même de n’avoir pas existé. Hamm parle à Clov du temps où il n’était « pas encore de ce monde » et Clov de soupirer : « La belle époque ! » (FP, 63). Pour Vladimir et Estragon, le supplice de la vie est encore illustré grotesquement par l’impossibilité du suicide : la branche de l’arbre où l’on pourrait se prendre risque de casser (G, 21-22). « Vous êtes sur terre, sans remède ! », s’écrie Hamm (FP, 91). « Rien à faire » : la première phrase de En attendant Godot donne le « la » à tout ce théâtre. Certains titres d’études sur Beckett sont éloquents : L’Enfer a notre portée de Louis Perche, Journey to chaos de Raymond Federman4.
Ce paradoxe paraît insoutenable parce qu’il existe une multitude d’œuvres porteuses d’espoir qui exaltent la vie et les possibilités humaines dès ici-bas (Montaigne, les grandes tragédies de Corneille, la littérature épicurienne, marxiste ou humaniste) ; mais, autre paradoxe, la peinture de l’expérience tragique traditionnelle était, elle, en même temps, un rêve secret et un plaisir esthétique. En dépit des innombrables mises en garde des moralités et de l’Église, de Racine au romantisme et au-delà, on donne à penser que toute passion est un accomplissement et une plénitude chez des êtres d’élite. « Brûler », c’est se brûler, risquer la mort, mais vivre enfin intensément.
Chez Beckett, on s’étoile, on grogne, on rampe, on croupit. Point de passion noble et attirante chez ces personnages aux noms populaires ou aux sobriquets cocasses, et qui affichent presque en permanence – exceptons un rare élan de tendresse entre Vladimir et Estragon (G, 99) – insensibilité, égoïsme, agressivité, cruauté : Pozzo et Lucky, le maître et l’esclave ; Hamm et Clov, le père et le fils. Dans ce gâchis général, le mot « cœur » déclenche scepticisme et raillerie (G, 64 ; FP, 33, 106). L’amour révolu se réduit à des élans glandulaires et à des grossièretés : « bordel », « bagatelle » ou « partouze » (G, 20, 21 ; FP, 29, 91). Fanny dans La Dernière bande est une « vieille ombre de putain squelettique » (DB, 29). Les romans (Molloy) donnent d’ailleurs de l’amour des images d’une pornographie répugnante que le théâtre n’aurait jamais supportées.
Il y a toujours eu une idéalisation, une dignité et une jeunesse du tragique. Les héros s’ouvrant à la vie y sont ardents, impulsifs ou bien dans la force de l’âge : Britannicus, la Princesse de Clèves, Phèdre, Werther, Mesa et Ysé du Partage de midi. Or, les anti-héros de Beckett sont vieux, au terme d’une vie dont ils ne cessent de faire un inventaire désespérant : ni élan, ni ferveur, ni ardeur. Il y a « cinquante ans peut-être » que Vladimir et Estragon, éternels clochards, sont « ensemble » (G, 74), incapables, comme Hamm et Clov, de se séparer et de se supporter. Le pire c’est que leur aigreur n’est pas donnée comme une marque particulière de vieillesse ou de gâtisme. Leur passé valait leur présent. Estragon a « tiré (sa) roulure de vie au milieu des sables », une « existence » qu’il traite de « chaude-pisse » (G, 85, 86). « On aurait dû se noyer » dit Nagg à Nell en parlant de leurs fiançailles au bord du lac de Côme. Si celle-ci a ri à l’époque, ce n’était pas parce qu’elle se sentait « heureuse », mais, indique son compagnon, à cause d’une histoire drôle sur un monde que Dieu a raté (FP, 36-37). Krapp de La Dernière bande n’en finit pas de ricaner sur ses amours de jeunesse : « Difficile de croire que j’aie jamais été con à ce point là » (DB, 27). Les sourires et les émerveillements dérisoires de Winnie dans Oh les beaux jours, qui devrait hurler ou se tuer dans une situation comme la sienne (elle a un revolver au fond de son sac), font naître la pitié, l’incrédulité, l’indignation.
C’est le Romantisme qui a propagé et exalté le mal de vivre, signe d’une rupture radicale entre le moi et le monde, d’un inassouvissement perpétuel. De René à La Nausée ou à L’Étranger en passant par Obermann, Les Fleurs du mal, Mallarmé, Leconte de Lisle ou l’expressionnisme, une multitude d’œuvres ont dit le dégoût de l’existence, la révolte, la folie, la mélancolie (Nerval), l’absurdité (Kafka) ou « le sentiment tragique de la vie » (Unamuno). De Schopenhauer à Heidegger ou Cioran, une vague nihiliste a envahi la philosophie et la morale5. La création n’inspire que raillerie et « dégoût » (FP, pp. 37-38). La vie, pour parler comme Beckett ou l’homme de la rue, est une « saloperie » (G, p. 10).
« Pascal joué par les Frattelini » a dit Anouilh à propos de En attendant Godot. La formule a fait fureur6. Elle est pertinente dans la mesure où Beckett, loin de théoriser en philosophe, donne à voir avec des facéties et des lazzi la misère de l’homme. Son théâtre est bien – défi rarissime – une métaphysique du néant portée à la scène sur le mode comique, une exceptionnelle « alliance du grotesque et du sublime » que Hugo, malgré son ambition, n’avait guère réussie, juxtaposant plutôt les deux effets. Ruy Blas tragique côtoyait un Dom César de Bazan comique. Le drame romantique, d’autre part, en était resté généralement, comme la tragédie classique, à des bonheurs terrestres brisés. Quant aux drames à dimension métaphysique, Woyzeck de Büchner, Pelléas et Mélisande, théâtre de Claudel ou de Strindberg, ils demeurent sérieux et pathétiques, tout comme les mélancolies de Nerval ou de Baudelaire. Il existe un théâtre didactique et philosophique (Brecht, Sartre, Camus), mais qui aurait imaginé que le vide de l’existence porté par la poésie, le traité ou le roman de l’errance, de René à Molloy, pût aussi être représenté, le théâtre étant par nature action et tension ?
En matière de style, d’autre part, toujours par opposition au jugement d’Anouilh, Beckett donne dans une trivialité sans commune mesure avec le burlesque bon enfant des spectacles de cirque. À l’image de ses romans, son univers théâtral n’est que laideur, saleté repoussante, haillons, moignons, poubelles, éructations, puanteur, « pipi », « sang » et « crachat » (G, 21 ; FP, 24, 51, 107). « Tout suinte », dit Estragon (G, 84). Nagg n’a plus qu’une dent qu’il vient de perdre (FP, 30), comme la vieille Moll de Malone meurt, avec sa « canine » qui « branle » « longue, jaune et profondément déchaussée »7.
Mais la différence capitale entre Beckett et Pascal, c’est que la misère de l’homme, chez ce dernier, n’est qu’une misère sans Dieu, qu’elle est portée par un optimisme. Il y a en même temps une grandeur de l’homme en exil sur terre, et une possibilité de salut. La charité et l’amour de Jésus-Christ comblent de « joie », de « paix » et de « certitude » l’être touché par la grâce qui a renoncé au monde, comme en témoigne le Mémorial8. Aucun mysticisme chez Beckett. Spleen sans idéal. La mort n’est pas la porte de la vraie vie, Dieu n’est pas et le ciel est vide.
Enfin, la peinture pascalienne de la misère de l’homme en direction du libertin était une misère à démontrer aux privilégiés de la terre. Leurs divertissements (pouvoir, honneurs, vie de cour), étaient un écran autrement efficace et autrement prestigieux que les jeux intermittents et lamentables de ces clochards dépouillés de tout, qui vivent de carottes, de navets ou de biscuits (G, 26 ; FP, 20), qui sont pleinement conscients de l’inanité de leurs tentatives :
Estragon – Tu connais l’histoire de l’Anglais
au bordel ?
Vladimir – oui.
Estragon – Raconte-la moi.
Vladimir – Assez. (G, 20).
Vladimir – Tu ne veux pas jouer ?
Estragon – Jouer à quoi ? (G, p. 102)
Hamm demande sans illusions à Clov : « Veux-tu que nous pouffions un bon coup ensemble » (FP, 82) ?
Ce « Beckett-Frattelini » d’ailleurs, a fait long feu. Par rapport aux romans qui ont précédé (Molloy, Malone meurt, L’Innommable), et qui étaient descendus progressivement aux limites extrêmes du nihilisme, au point de voir le genre s’épuiser, se dissoudre lui-même dans sa « matière de vide », Godot a représenté un élan nouveau, un « second souffle », si l’on peut dire, dans le désespoir. La pièce, écrite très vite, a été reçue comme une clownerie qui se termine sur un pantalon baissé. Comme il s’agissait d’un spectacle, Beckett y a considérablement édulcoré et égayé l’obscénité et le réalisme repoussants des clochards et des grabataires de ses romans.
Mais dès Fin de partie, écrit plus lentement, remanié, réduit à un acte, beaucoup moins alerte, le rire s’étiole, les jeux se font ou plus rares ou plus amers :
Clov – Alors ? On ne rit pas ?
Hamm (ayant réfléchi ) – Moi non.
Clov (ayant réfléchi) – Moi non plus. (FP, 45)
Harold Hobson, dans le Sunday Times du 23 mai 1976, estime que Samuel Beckett est passé d’un Godot « plutôt rabelaisien» à des pièces jansénistes9, et l’on a pu parler à leur sujet de « Beckett l’abstracteur »10. Le mouvement se ralentit, la scène se vide, les discours se raccourcissent, deviennent de plus en plus hachés. Dans Comédie, Cascando, Film, Actes sans paroles les personnages n’ont plus de noms, Va et vient est un « dramaticule » de six pages, Souffle n’est plus qu’un « intermède » peuplé de bruits de respiration, de cris et de vagissements11. On assiste à une « jivaroïsation » des personnages, à une entropie humaine et esthétique pire que celle des romans.
Le tragique est lié à l’idée de violence, d’intensité et de paroxysme. Il suffit de penser à la folie d’Oreste, au bruit et à la fureur du Roi Lear, à l’ardent « sanglot » des « Phares » de Baudelaire ou au « cri » de Munch. Avec Beckett, on pourrait parler d’un tragique flasque, nourri d’incertitudes.
Qui est Godot ? Que veut-il ? Viendra ? Viendra pas ? Est-il venu ? On ne saurait répondre (G, 129-130). Même flottement à propos du temps et de l’espace. Où est-on ? Où a-t-on été ? Tout se brouille. Estragon ne peut plus savoir s’il est allé ou non dans le Vaucluse avec Vladimir (G, 86). Est-on hier, aujourd’hui, demain ? Qu’est-ce que cela peut faire ? « Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps », hurle Pozzo (G, 126) ? Est-on heureux ou malheureux ? « Je ne sais pas, monsieur », dit le Garçon à Vladimir. « C’est comme moi », répond celui-ci (G, 72). Molloy se terminait ainsi : « Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Il n’était pas minuit. Il ne pleuvait pas12 ». Godot s’achève sur un effet analogue :
Vladimir – Alors, on y va ?
Estragon – Allons-y.
Ils ne bougent pas.
On ne sait pas davantage, à la fin de Oh les beaux jours, si Willie s’est enfin rapproché de Winnie dans un élan de tendresse ou poussé par quelque désir de meurtre. Estragon ignore qui l’a battu (G, 10). Nagg et Nell sont-ils morts dans leurs poubelles ? « On dirait que oui », « On dirait que non ». Clov ne sait pas très bien non plus ce qu’il aperçoit au-dehors du bout de sa lunette (FP, 84 et 102-104). L’incertitude essentielle concerne le fait même d’exister. La plupart des personnages pourraient reprendre à leur compte la réflexion de Molloy le vagabond :
Ma vie, ma vie, tantôt j’en parle comme d’une chose finie, tantôt comme d’une plaisanterie qui dure encore, et j’ai tort car elle est finie et elle dure à la fois, mais par quel temps du verbe exprimer cela13 ?
Ce flou où des sourires, des jeux de mots et des accès d’hilarité se mêlent aux phases de fureur et d’abattement, ôte à ce tragique les arêtes vives et définitives qui lui étaient propres. Ni épée, ni poignard, ni poison mortel. Le tragique de Beckett, réside dans un perpétuel « peut-être », qu’il a considéré lui-même, dans une interview par Tom Driver, comme le mot clef de ses pièces14. Son monde n’est pas celui de la nuit, mais du soir ; non pas du noir, mais du gris, « Il fait gris, dit Clov, Gris ! GRRIS ! », « Noir clair. Dans tout l’univers » (FP, 48). « Moi-même je suis gris », dit le héros éponyme de Malone meurt15.
Ce qui voile surtout ce tragique, cela a été constamment souligné, c’est l’humour, cher aux auteurs irlandais, et qui se rencontrait déjà dans les romans. On en a déjà eu plusieurs illustrations. Il est à distinguer de l’ironie tragique qui est défi et surenchère dans le désespoir :
Grâce aux dieux ! Mon malheur passe mon espérance,
s’écrie Oreste à la fin d’Andromaque (v. 613). Il est à distinguer aussi des railleries grossières ou de l’ironie mordante et macabre d’un Hamlet jouant au fou devant sa mère ou Ophélie, parlant à propos de Polonius qu’il a tué, de la royauté du vers. (Polonius est « at supper », « not where he eats, but where he is eaten », Hamlet, IV, 3). Comme d’autres héros tragiques de Shakespeare, le Prince du Danemark, qui sait être aussi violemment lyrique, ne plaisante pas sur son propre malheur (« But brake, my heart » ! Hamlet, I, 2). Les personnages de Beckett, maintiennent, eux, toujours une distance feinte par rapport à leur détresse, et qui fait office de masque. C’est la fameuse « politesse du désespoir ». « Rien n’est plus drôle que le malheur », déclare Nell (FP, 33). Vladimir fait observer à Estragon qu’un beau suicide du haut de la tour Eiffel est aujourd’hui impossible : « On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter » (G, 11). Le mal de vivre devient parabole burlesque :
Voilà l’homme tout entier s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable, dit Vladimir. (G, 12)
« Peut-on mieux magnifier le Tout-Puissant, dit Winnie dans une ironie cette fois involontaire, qu’en riant avec lui de ses petites plaisanteries, surtout quand elles sont faibles ?16 ». Une des formes les plus frappantes de cet humour noir réside dans la technique de l’à-peu-près, qui consiste à créer la surprise en déformant ou en retournant une expression figée « On ne descend pas deux fois dans le même pus », remarque Estragon (G, 84) ; « Quel sale vent vous amène ? », « Léchez-vous les uns les autres ! », dit Hamm ; « Si vieillesse savait ! », s’exclame Clov (FP, 70, 91, 24).
À ce comique très élaboré des signifiés (paradoxe, ironie, parodie, double sens), se mêle le gros comique des signifiants : « Vaucluse » et « Merdecluse » d’Estragon (G, 86), « Acacacadémie d’Anthropopopométrie de Berne-en-Bresse de Testu et Conard » (G, 86 et 59). La puce dans le pantalon de Clov se tient non pas « coïte », mais « coite », explique Hamm, car « si elle se tenait coïte nous serions baisés » (FP, 51). Dans Oh les beaux jours, du mot « fourmi » naît celui de « formication » (pp. 40-41). Tous ces jeux contribuent à une dédramatisation, à une pulvérisation éphémère mais toujours recommencée de l’angoisse. Ils sont à la fois un bouclier qui ne trompe personne et une pudeur, un refus du pathos camouflé sous le grinçant et sous le cocasse.
Il y a mieux, si l’on ose dire. Il arrive que le malheur lui-même, parce qu’il colle à la peau depuis toujours comme la crasse aux vagabonds, ne se remarque plus. « L’air est plein de nos cris », dit Vladimir. (Il écoute). « Mais l’habitude est une grande sourdine » (G, 128). On en vient ainsi à savourer sa misère, à parler de « chance », de « bontés », de beaux jours » comme Winnie, enterrée jusqu’au cou, qui fredonne « Heure exquise ». Quand tout est perdu, dit Beckett, il ne reste plus qu’à chanter (FP, 95). Cette accoutumance peut paraître fausse, forcée, forcenée, invraisemblable, mais l’homme est capable de s’habituer à tout, même aux camps et au goulag. Dostoïevski et Soljenitsyne nous l’ont rappelé dans les Récits de la maison des morts et Une journée d’Yvan Denissovitch. L’atroce et l’émouvant, c’est peut-être cette façon même, sans aucun héroïsme et sans aucune foi, de faire à la manière de Winnie son nid dans le malheur, comme si l’on était arrivé au-delà du désespoir. Molloy parlait d’une « tranquillité de la décomposition » (Molloy, 32) ; Malone, s’apprête à disparaître « sans brusquer les choses » en se racontant des histoires : « Je serai tiède, je mourrai tiède, sans enthousiasme » (Malone meurt, 7-8).
Qu’est-ce que tu as, demande Vladimir ?
Estragon – Je suis malheureux.
Vladimir – Sans blague ! Depuis quand ?
Estragon – J’avais oublié.
Vladimir – La mémoire nous joue de ces tours. (G, 70)
Clov, de son côté, fait observer à Hamm, aveugle en fauteuil roulant : « Il faut que tu arrives à souffrir mieux que ça si tu veux qu’on se lasse de te punir » (FP, 108). On débouche ainsi sur une parodie christique. Nos crucifixions sont lentes et l’on peut, comme sous la torture, ne plus sentir vraiment le supplice (G, 73). Ecce homo.
Au terme de cette analyse du tragique beckettien, une question essentielle se pose : quelle expérience personnelle a inspiré à l’auteur un tel nihilisme ? Peut-on à la fois le vivre et l’écrire ? Beaucoup d’auteurs tenaillés par l’absurde ou le néant ont évolué dans diverses directions : Sartre et Camus, mais aussi Ionesco ou Adamov. Beckett, lui, inlassablement, creuse le même sillon.
Que cette œuvre qui ne varie pas, qui s’enfonce obsessionnellement dans le mal de vivre, soit reliée en profondeur à une névrose, on ne peut guère en douter. Les biographes de Beckett, notamment Deirdre Bair et surtout James Knowlson17, parlent d’inadaptation sociale, de morosité, de maladies psychosomatiques récurrentes ou de phases de dépression, dont témoignent une longue psychothérapie à Londres avant la guerre et plusieurs correspondances. Beckett a été marqué par Strindberg et surtout par Schopenhauer18. Très vulnérable, « antimédiatique » par excellence, incapable d’aller recevoir lui-même le Nobel à Stockholm, il n’aime guère parler de son œuvre et encore moins de sa vie. Tout le monde garde à l’esprit son visage émacié, ce regard « hanté » impressionnant19. Il se tait, il erre incognito dans Paris ou se terre dans sa maison d’Ussy-sur-Marne.
Divers échos de sa vie percent aussi à travers l’œuvre, notamment son « exil » dans le Vaucluse pendant l’occupation (G, 86). La Dernière bande et Comédie reflètent des déceptions amoureuses – sa cousine Peggy Sinclair, en particulier – qui pourraient expliquer la misogynie profonde de cette œuvre. En attendant Godot, chose extraordinaire, est une pièce sans femmes, qui ne parle jamais de femmes, si ce n’est très brièvement à propos d’une histoire drôle de « bordel » (G, 20). Peter Lennon, journaliste irlandais devenu ami de Beckett, rapporte dans Foreign Correspondent, Paris in the sixties, les propos suivants : « I have never, he said, had a single untroubled moment in my entire life20. » Ce sont exactement les paroles de Clov qui déclare n’avoir « jamais eu un instant de bonheur » (FP, 84). Le journaliste ajoute que Beckett donnait aux gens le sentiment d’une « inability, or more likely a refusal, to turn from an unblinking confrontation with life21. »
Mais, tout est là : en dépit de ce pessimisme pathologique, Beckett ne s’est ni tué ni tu. Camus, dans L’Été, souligne dès 1950 l’impossibilité d’un nihilisme total :
Dès l’instant où l’on dit que tout est non-sens, on exprime quelque chose qui a du sens. [...] On choisit de durer dès l’instant qu’on ne se laisse pas mourir, et l’on reconnaît alors une valeur, au moins relative, à la vie. Que signifie enfin une littérature désespérée ? Le désespoir est silencieux [...] Le vrai désespoir est agonie, tombeau ou abîme. [...] Une littérature désespérée est une contradiction dans les termes22.
En fait, il ne s’agit pas d’une contradiction analogue à celle de tant de romantiques désespérés et inconséquents qui se sont bien gardés de se pendre comme l’avait fait Nerval, mais d’une littérature appelée à s’auto-détruire par sa matière même et dans sa pratique même. À propos de Molloy, Bernard Pingault écrit en 1962 : si l’on « se propose de restituer sous nos yeux le mouvement vrai de la décomposition » [...] « il n’y a plus d’histoire possible, plus d’aventure, plus d’événement ». Ajoutons : et plus de théâtre. « À mesure qu’il [Beckett] dit mieux ce qu’il veut dire, il en dit de moins en moins, il ne dit plus rien du tout ». Cette œuvre « se révèle négatrice de toute littérature23 ».
Comment sortir de cette aporie ? Les esprits sans problèmes y sont parvenus en rejetant violemment l’œuvre de Beckett. Les marxistes, les jdanoviens et les brechtiens, attelés ardemment au changement du monde, ont vu dans En attendant Godot la manifestation extrême de la décomposition de la bourgeoisie et de l’avant-garde esthétique capitaliste. G. Albert Astre, toujours à propos de Molloy, parle dans Action (7-13 mai 1951), de « l’exercice laborieux d’un dilettante de la décomposition ». Il laisse entendre que l’entreprise de Beckett correspond à celle « de parfaits aliénés, ou de parfaits mystificateurs24 ». Robert Kanters, dans L’Âge Nouveau (juin 1951), parle, lui, de chef-d’œuvre préfabriqué25. Combien de curieux ont accueilli ce théâtre par des ricanements ou des huées, le traitant de « connerie » (j’ai entendu le mot), et quittant la salle exaspérés !
D’autres critiques méritent plus de considération. On ne met pas en cause l’authenticité de ce nihilisme, mais on voit dans cette peinture acharnée d’une humanité repoussante et désespérante la marque même du péché d’intelligence stigmatisé par l’Église, les philosophies volontaristes et altruistes. « Je soliloque, donc je suis », pourrait dire Beckett, grand admirateur de Descartes. Mais trop soliloquer nuit. Comme pour Amiel dans son Journal intime, l’hypertrophie de la conscience coupe l’être de l’existence. L’opinion commune va dans le même sens lorsqu’elle dit qu’il vaut mieux ne pas trop « se creuser la cervelle ». Car l’amour de la vie, tout comme la foi (Pascal !) sont élan venu du cœur, qui est au-dessus de la raison. Verse-t-on des larmes dans l’œuvre de Beckett ? Quels dons, quel abandon, quel oubli de soi chez ces personnages aigris, hargneux, égoïstes, toujours à l’écoute d’eux‑mêmes, et qui ne sont même pas émus par un enfant (G, 72, 130-31, FP, 104-105) ? Jean Onimus écrit : « C’est la grande maladie de l’intelligence dont on nous propose ici un tableau clinique », la déshumanisation de l’homme par la réflexion26. « Le vrai rongeur, le ver irréfutable », pour parler comme Valéry dans « Le Cimetière marin », c’est la conscience, source d’un plaisir solitaire malsain, que Beckett transpose sur scène sous forme de doubles (Vladimir et Estragon) ou de solitaires. Le nom de Krapp, qui signifie en anglais « merde », « foutaise », « conneries » (crap) pourrait convenir à tous ces maniaques de l’introspection. L’enfer, ce n’est pas les autres, c’est nous-mêmes. Écoutons les dures paroles que le Père Souel adresse au René de Chateaubriand. Elles pourraient encore convenir ici :
Jeune présomptueux qui avez cru que l’homme peut se suffire à lui-même La solitude est mauvaise pour celui qui n’y vit pas avec Dieu ; elle redouble les puissances de l’âme, en même temps qu’elle leur ôte tout sujet pour s’exercer. Quiconque a reçu des forces, doit les consacrer au service de ses semblables ; s’il les laisse inutiles, il en est d’abord puni par une secrète misère27.
Peine perdue, on le sait... Le vague des passions et la mélancolie de René eurent un succès foudroyant en dépit de cette mise en garde. La montée actuelle des dépressions et des névroses, le poids de Freud, le succès des fictions sui les maladies mentales ou les analyses (Woody Allen !) continuent à prouver – surtout après l’échec du Marxisme et des espoirs collectifs d’avenir radieux – qu’il n’est jamais facile de s’arracher à soi-même.
Mais Beckett ? En opposition avec ce qui vient d’être dit de sa vie (et avec ses personnages !), il est en même temps – ses biographes et ceux qui l’ont connu l’attestent également – bien autre chose qu’un déprimé. Grande résistance physique, goût très vif pour le sport, la musique, la peinture, la sculpture et les langues étrangères ; attachement aux bonnes manières, générosité, fidélité et dévouement pour ses nombreux amis, Joyce en particulier, pour sa famille et ses proches. En témoignerait encore son action dans la résistance. « A nice man », écrit Peter Lennon28.
Mais surtout, Beckett a été habité par la passion des lettres et de l’écriture. Grand lecteur, poète et critique il s’est lancé dans un travail incessant et obstiné. Il a fréquenté chez Joyce et dans les cafés de Paris l’élite littéraire et artistique de son temps. Il a frappé inlassablement à la porte des éditeurs, des directeurs de revues et des directeurs de théâtre. Il veille attentivement sur ses textes, il les corrige et les traduit lui-même en anglais. James Knowlson, un de ceux qui l’ont le mieux connu, souligne dans la préface de sa biographie : « His work was his prime concern and his prime reason for keeping going: weighing every word, balancing every phrase, listening to every false note29 ». De plus, Beckett, à partir de Godot, collabore avec Roger Bun, assiste aux répétitions, participe aux mises en scène de ses pièces à Paris, à Londres, à Berlin ou ailleurs, ce qui l’entraîne dans de nombreux voyages et aboutit à plusieurs versions remaniées de ses pièces. La minutie de ses didascalies témoigne encore du soin scrupuleux qu’il attache aux représentations. Difficile de parler d’ennui et de vide dans ces conditions ! Le théâtre a été pour lui une porte de salut et une ouverture au monde, malgré son horreur du parisianisme. Beckett a nourri son œuvre de son mal de vivre, l’écriture du néant en a été la ligne de force, mais sa vie, qu’il considère comme tout à fait distincte de ses œuvres, n’a jamais été celle de Clov ou d’Estragon.
Il faut rapprocher cette expérience de celle de Roquentin dans La Nausée. Au milieu d’une existence grise, monotone et gluante – un peu comme celle de Molloy ou de Krapp – le héros de Sartre reste fasciné par un air de jazz mélancolique aux notes dures et pures. Grâce à lui, dit-il le musicien et la chanteuse, « le juif et la négresse » – c’est-à-dire des parias – se sont « sauvés » ; « ils se sont lavés du péché d’exister ». Et Roquentin, en quittant Bouville, envisage d’écrire un « livre », « quelque chose qui n’existerait pas, qui serait au-dessus de l’existence ». « Je pense, dit-il dans les dernières lignes du roman, qu’un peu de clarté tomberait sur mon passé ». Cela lui permettait enfin de se rappeler sa vie « sans répugnance » et de s’« accepter »30.
L’optique de Beckett est différente. Il n’a jamais rêvé d’écrire une « aventure » « belle et dure comme de l’acier » ou comme une mélodie de jazz, afin de pouvoir « souffrir en mesure31 ». Il est imprégné de Proust et de Joyce, les deux grands représentants de la littérature du « stream of consciousness ». Pour lui aussi, l’aventure hyperbolisée de la conscience ne se forme, ne se forge, ne s’exalte que dans une écriture d’une exigence exclusive et totalitaire. Mais « l’odyssée » de « Beckett-Ulysse » s’apparente davantage à la plus risquée, la plus glauque et la plus bourbeuse des aventures spéléologiques de l’être. L’écriture, fissurée, dévastée, minée de l’intérieur s’effondre et s’auto-détruit. Écriture du désastre pour rappeler le titre de Maurice Blanchot32, et désastre de l’écriture.
Il y a dans le théâtre même de Beckett un témoignage célèbre et remarquable sur cette expérience. Dans La Dernière bande, la plus émouvante et la plus autobiographique de ses pièces, le vieux Krapp passe et repasse sur son magnétophone des bribes décousues du journal enregistré de sa vie. (On a pu voir dans cette pièce une parodie de Proust). Krapp évoque un amour perdu imprécis, avec une promenade romantique sur un lac, mais il parle en même temps d’une « mémorable nuit de mars », nuit d’orage « où tout [lui] est devenu clair ». Il parle de « vision », de « miracle », d’un « feu qui l’avait embrasé » et de « la croyance qui avait guidé toute [sa] vie », d’une « indescriptible association jusqu’au dernier soupir de la tempête et de la nuit avec la lumière de l’entendement et le feu33 ».
Là se trouve la clef de sa création : « épiphanie », moment exceptionnel dans l’esprit de son ami Joyce, non pas dans le sens de plus de lumière sur l’être, mais de plus d’obscurité. Le « feu » de la matière littéraire de Beckett sera désormais sa « folie », son propre chaos intérieur34. « Clair pour moi enfin que l’obscurité que je m’étais toujours acharné à refouler est en réalité mon meilleur »... Ici Krapp débranche son magnétophone. James Knowlson indique que Beckett, dans une note qu’il lui a adressée en 1987 à propos de ce passage de la pièce, a écrit : « The dark » « was in reality my most » [...] « my most precious ally35 ». Il va ainsi donner forme – une forme difforme, de plus en plus gangrenée et en même temps splendide dans son réalisme même – à cette « obscurité ». Il s’agit du plus bel exemple qui soit de catharsis, non pas dans le sens aristotélicien du terme, mais dans le sens poétique que lui donne Benedetto Croce, c’est-à-dire de transfiguration, vitale en premier lieu pour l’écrivain lui-même, d’une expérience exceptionnelle du malheur humain36. Mais ce « voyage au bout de la nuit » n’a rien à voir avec quelque sublimation ni avec quelque « illumination » surréaliste, ni avec les « trips » des amateurs de paradis artificiels, en quête du dérèglement radieux de tous les sens. Il n’y a pas élargissement extatique de la conscience, mais, comme chez la plupart de ses clochards ou de ses infirmes, rétrécissement, appauvrissement, paralysie.
N’en déplaise au grand public, les plus grandes œuvres ont toujours été ces expériences de l’extrême et les œuvres des limites, celles de « fous » ou de visionnaires, de « Prométhées aux enfers » pour citer encore Camus37 ; œuvres de crêtes (Corneille, Claudel, Nietzsche) ou œuvres d’abîmes (Sade, Baudelaire, Artaud, Genet)38. Beckett appartient à cette seconde catégorie. Sa propre destruction, il y a bel et bien échappé par l’écriture. Elle témoigne sans désemparer de cette descente interminable et lucide, de moins en moins cocasse, de plus en plus hachée et de plus en plus elliptique par sa progression même, dans le tragique absolu.
Pour citer cet article :
Jean Émelina, « Samuel Beckett et le tragique (En attendant Godot, Fin de Partie) », Loxias, Loxias 27, mis en ligne le 15 décembre 2009, URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=3173
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Jean Émelina, « Samuel Beckett et le tragique (En attendant Godot, Fin de Partie) », paru dans Loxias, Loxias 27, I., Beckett, Samuel Beckett et le tragique (En attendant Godot, Fin de Partie), mis en ligne le 20 décembre 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=3173.
Auteurs
Université de Nice-Sophia Antipolis