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Marie Ludewig  : 

Sartre, l’âge des passions, le couple Sartre-Beauvoir à l’épreuve du petit écran

Résumé

Sartre, l’âge des passions : le téléfilm de Claude Goretta, étudié dans le cadre du séminaire de Master 2 de M. Paul Léon (CTEL) « Mythographies de l’écrivain », à l’Université de Nice Sophia-Antipolis, donne à suivre dans les années charnière 1958-1964, et plus de vingt ans après la mort de chacun des partenaires, le couple d’intellectuels français le plus célèbre de son siècle. Le film oscille entre réalité et mythe, nourri tout à la fois des témoignages autobiographiques des deux auteurs et des souvenirs des scénaristes qui les ont fréquentés, de documents d’archives, mais aussi des fantasmes – et désir de voyeurisme – de l’imaginaire public. Peut-il en aller autrement dans le cadre d’un cinéma populaire ?

Index

Mots-clés : adaptation cinématographique , Beauvoir (Simone de), Goretta (Claude), l’âge des passions, Sartre, Sartre (Jean-Paul)

Géographique : France

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir forment sans aucun doute le couple le plus célèbre d’intellectuels français du XXe siècle. « Sartre et Beauvoir », toujours présentés dans cet ordre, l’homme en tête et la femme le suivant, pas tout à fait dans son ombre, non, mais aux yeux de la postérité, de l’Histoire, de la mythologie publique, encore et toujours affiliée à son compagnon, éternelle seconde comme au jour de l’agrégation. Il suffit d’ouvrir un dictionnaire pour constater qu’elle est avant tout présentée comme sa compagne, aussi bien civilement qu’intellectuellement.

L’œuvre cinématographique que nous nous proposons d’étudier ici, œuvre de Claude Goretta en collaboration avec Michel Contat, Michel-Antoine Burnier et Jacques Kirsner1, ne contredit nullement cette tendance générale, le titre à lui seul en étant l’illustration parfaite : Sartre, l’âge des passions. Et pourtant, il semble bien que, pour écrire ce film, ses auteurs aient puisé sans hésiter dans les centaines de pages des mémoires de Simone de Beauvoir et lui doive par conséquent beaucoup.

Mais qu’importe, Jean-Paul Sartre (qui sans doute n’aurait pas apprécié non plus cet angle de vue frôlant le sexisme) donne seul son titre à l’œuvre qu’habitent les deux personnages. Le mot personnages est employé à dessein : peut-on en effet encore parler de personnes quand la célébrité et ses conséquences ont élevé ces êtres à un rang mythique ? La réalisation de ce film pour la télévision, vingt-six et vingt ans après la disparition des deux intellectuels2, témoigne de l’attrait, de la fascination, qu’exerce encore aujourd’hui le couple. Même ceux qui ne les ont pas lus – probablement une large majorité des spectateurs – n’ignorent rien de leurs noms.

Sartre, l’âge des passions illustre et contribue à perpétuer le mythe Sartre-Beauvoir, ou plutôt les mythes qui se sont créés, cristallisés autour de ces deux auteurs, par couches successives, sur différents plans, et qui parfois se contredisent entre eux.

Les auteurs ont choisi de se pencher en deux volets d’une heure et demie chacun, sur six années de la vie du couple, de 1958 à 1964, époque de turbulences historiques où Sartre et Beauvoir s’engagent, chacun à sa façon, dans le combat politique et social, tout en poursuivant leurs œuvres d’écrivains.

En 1958 les deux partenaires ont respectivement cinquante-trois ans et cinquante ans, et leurs carrières fructueuses les ont placés sur le devant de la scène intellectuelle, française autant qu’internationale. La guerre d’Algérie – une guerre sans nom, puisqu’on parle pudiquement des « événements d’Algérie » – s’intensifie, et tous deux s’affirment fermement à la fois pour l’indépendance, et contre le retour du Général de Gaulle au pouvoir.

Cette période est relatée par Simone de Beauvoir dans le troisième tome de ses mémoires, intitulé La Force des choses3, qui paraît en 1963. Le réalisateur et les scénaristes – Burnier et Contat ont au demeurant côtoyé Sartre lors de la période évoquée dans le film – ont manifestement utilisé cette importante source d’informations : à de nombreuses reprises le film reprend presque mot pour mot certaines scènes des mémoires. Pour autant, ils isolent et condensent certains moments biographiques précis, les plus marquants pourrait-on dire (ce point peut être toutefois soumis à discussion), en triant dans la masse du quotidien. Les centaines de pages de La Force des choses présentent une version bien plus complexe de cette « tranche de vie », sans doute plus vraie bien que nécessairement subjective : l’auteur Beauvoir est, c’est une évidence, bien informée, et l’amplitude de la narration donne une infinité de détails et de nuances que la transposition cinématographique ne parvient pas à communiquer. Sans doute ne le peut-elle pas.

Dans cette étude, nous nous concentrerons sur la première partie, « française », du téléfilm (la seconde évoque principalement les voyages à Cuba et en URSS). Il s’agit d’y observer les différentes manifestations du mythe Sartre-Beauvoir. Cela revient à nous pencher tout d’abord sur la mise en scène d’un contexte historique. Ce contexte, nous allons nous en expliquer, est déterminant dans le film : il est nécessaire à sa compréhension, aux antipodes du décor d’arrière-plan auquel nous ont habitués tant d’œuvres cinématographiques. Mais il nous faudra aussi faire leur part à ces « détails » que Sartre, l’âge des passions rapporte minutieusement, détails « romanesques » qui s’attachent à toute vie : Roland Barthes, qui avait su « démonter » les mythes, parle à leurs propos de biographèmes4, et sous sa plume, le terme est positif autant que le terme de romanesque. Reste que le mythe fait bel et bien sans arrêt retour dans un film qui ne pouvait ignorer l’attente du spectateur.

La plume et l’épée : deux intellectuels au combat 

Au tournant des années soixante, Sartre et Beauvoir ont déjà derrière eux deux carrières littéraires et philosophiques conséquentes. Ces dernières sont également, par leur logique même, « politiques » : ils sont des penseurs-phares de la société qui est la leur, et ils s’engagent dans les combats auxquels ils croient. Aussi peut-on parler de plume et d’épée, tout en gardant en tête que, la plupart du temps, leur épée est leur plume.

Situé, nous l’avons dit dans une période circonscrite, Sartre, l’âge des passions ne manque pas de faire référence à de multiples reprises aux autres « âges » de la vie de Sartre et de Beauvoir. Une des premières scènes du film est un cours de Raymond Aron5 sur la révolution marxiste, selon lui vouée à l’échec. En 1958, Sartre et Beauvoir s’opposent depuis longtemps à lui, mais dans leur jeunesse commune, ils furent proches, ce à quoi Aron fait allusion un peu plus loin dans le film, évoquant des disputes philosophiques en compagnie de Paul Nizan6.

L’interview que Sartre accorde à Frédéric, personnage de pure fiction, mais « regard » essentiel, jeune étudiant qui vit dans l’admiration du Maître, tout comme sa jeune amie Carla, évoque la période sombre de la seconde guerre mondiale, racontée en détail par Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge. Le philosophe rappelle à l’étudiant qui lui fait face, et par conséquent au spectateur, qu’il animait durant l’Occupation un journal clandestin, Socialisme et liberté. À cette occasion, Sartre laisse échapper une remarque acerbe à l’encontre de Malraux – l’animosité qui séparait les deux hommes était plus que vive – : « Malraux nous avait envoyés sur les roses ».

Autre figure importante qui traverse le récit, celle de Camus. La première partie du film s’achève peu après la nouvelle de sa mort (janvier 1960). Sartre et Beauvoir se remémorent alors des souvenirs lointains de l’époque de leur amitié, amitié qui s’est peu à peu dégradée, au fur et à mesure que leurs engagements politiques et philosophiques divergeaient.

Le téléfilm fait également écho à diverses publications antérieures de Sartre et Beauvoir. Le Deuxième Sexe7 est par exemple évoqué par le personnage de Carla qui témoigne de son engouement de lectrice (la lecture de cette œuvre a eu un fort impact sur de très nombreuses femmes), tandis que Simone de Beauvoir elle-même se réfère à La Putain respectueuse8 dans la scène fameuse où elle critique vertement auprès de Sartre, le premier jet des Séquestrés d’Altona9. L’étude sur Giacometti est également mentionnée.

Mais l’essentiel concerne évidemment l’actualité immédiate.« Mêlée beaucoup plus que naguère aux évènements politiques, j’en parlerai davantage ; mon récit n’en deviendra pas plus impersonnel ; si la politique est l’art de ‘prévoir le présent’, n’étant pas spécialiste, c’est d’un présent imprévu dont je rendrai compte : la manière dont au jour le jour l’histoire s’est donnée à moi est une aventure aussi singulière que mon évolution subjective10. » Ainsi qu’elle l’annonce dans l’avant-propos du troisième tome de ses mémoires, la politique tient dans la vie de Beauvoir – comme dans celle de Sartre – une place capitale dans les années qui nous intéressent, et c’est là, d’évidence, la raison du choix par les auteurs du film de cette période précisément. Raison éminemment politique en un temps, le nôtre, où la jeunesse ne cesse au contraire de se dépolitiser.

En 1958, la guerre d’Algérie déchire la France, la scindant en deux camps : les tenants d’une Algérie française, et ceux qui estiment que les Algériens mènent un juste combat en réclamant leur indépendance, dont Sartre et Beauvoir font bien évidemment partie : « Sartre et les Temps Modernes11 réclamaient l’indépendance pour le peuple algérien et estimaient qu’il s’incarnait dans le F.L.N.12 ».

Cette cause à laquelle ils adhèrent est essentielle pour le couple. La Force des chosesen témoigne, tout comme le film, mais dans une bien moindre mesure. Lorsque Simone de Beauvoir fixe a posteriori ses souvenirs sur le papier, les récits de la sale guerre y tiennent une place très importante. C’est d’autant plus visible lorsqu’elle retranscrit certaines pages de son journal : elle note alors scrupuleusement chaque événement quotidien ayant trait à une situation qu’elle juge atroce. C’est là un ressenti profond : la déchirure de la France la blesse personnellement : « Ma propre situation dans mon pays, dans le monde, dans mes rapports à moi-même s’en trouva bouleversée. Je suis une intellectuelle, j’accorde du prix aux mots et à la vérité ; j’eus à subir chaque jour, infiniment répétée, l’agression des mensonges crachés par toutes les bouches13. » Plus loin : « Les uniformes français aujourd’hui me donnaient le même frisson qu’autrefois les croix gammées14. »

Sartre, l’âge des passions, malgré l’ambiguïté de son titre (sur laquelle nous reviendrons), ne donne guère à voir l’intensité de l’implication des deux écrivains : certes, les conférences, les articles et les discours de Sartre y sont évoqués (à propos par exemple de l’affaire Maurice Audin15), mais non point tant leur souffrance face à ce qu’ils perçoivent comme une ignominie. Plus flagrant encore, Beauvoir paraît quasiment écartée de la question algérienne dans le film : à nul moment, les images ne laissent à penser qu’elle s’y implique autrement qu’en corrigeant les publications de Sartre ou en participant aux manifestations.

Arrestations arbitraires, matraquages, contrôles d’identité, bref, abus policiers en tout genre, manifestations, référendum, censure, journaux clandestins, militants des deux causes : le film donne néanmoins à voir tout cela, même si c’est brièvement (le format d’une heure et demie jouant à l’évidence).

Sartre et Beauvoir sont donc vus avant tout comme des philosophes, des intellectuels engagés. C’est certainement ce dernier aspect qui prime dans le film de Goretta. L’activité littéraire, leur état d’écrivains, sont très peu soulignés dans Sartre, l’âge des passions. Certes, quelques conversations y font référence, et on observe deux ou trois plans de Sartre et Beauvoir écrivant (lui à son bureau, elle assise par terre dans Venise), mais cela reste beaucoup moins central que leur engagement politique.

À l’époque, Sartre est donc plongé dans La Critique de la raison dialectique16, dans Les Séquestrés d’Altona, et il écrit également sur l’œuvre du Tintoret. Beauvoir, quant à elle, travaille inlassablement à ses mémoires. Cette dimension pourtant essentielle ne traverse l’œuvre cinématographique qu’en pointillé, sans réelle insistance de la part du réalisateur comme des scénaristes. Peut-être l’impossibilité de montrer l’activité d’écriture est-elle consubstantielle au cinéma. Et puis, il y a ce mythe tenace de l’inspiration littéraire, des choses qui se font d’elles-mêmes… Il est à noter que la seconde partie du téléfilm met peut-être davantage en valeur l’œuvre des deux auteurs (on pense notamment à une discussion entre Fidel Castro et Che Guevara, qui envisagent de faire traduireLe Deuxième Sexe).

La cigarette et le turban

Mais pour le spectateur, Sartre et Beauvoir sont avant tout des « corps » attendus. Et de ce point de vue, nulle déception. C’est à numéro éblouissant d’imitation, voix comprises, que se livrent les comédiens Denis Podalydès et Anne Alvaro. Le mythe, comme le diable, tient dans le « détail ». Les détails.

L’œil divergent est à Sartre (« Déjà, mon œil droit entrait dans le crépuscule17 » observera-t-il à propos de ses sept ans dans Les Mots) ce que la barbe fut à l’abbé Pierre, tel qu’évoqué jadis dans les Mythologies18. La même remarque peut s’appliquer à la cigarette, attribut dont le personnage est doté dans chaque scène du film. La plus typique, la plus stéréotypée à cet égard est sans doute celle qui le présente à son bureau : écrivant, avalant des cachets de corydrane, fumant, cendrier plein, sous le regard de sa mère chez qui il vit. Sans compter, dans son dos, une bibliothèque joliment fournie. Le turban de Simone de Beauvoir joue le même rôle, elle ne le quitte guère dans le film, l’a-t-elle donc continûment porté dans la vraie vie ?!

D’autres emblèmes, également attendus, sont soigneusement offerts au spectateur : le surnom de Castor (que surdéterminent « Beaver » et le caractère de l’intéressée), le vouvoiement auquel Sartre et Beauvoir se tiennent, même lors de leurs disputes, ou encore le goût de Sartre pour le piano, son dégoût pour les tomates et les fruits de mer. Jeu, à nouveau, du barthésien « J’aime, je n’aime pas »19. Le spectateur est informé de ces détails alimentaires lors du repas avec Carla dans l’une de ces brasseries qui fait également partie du mythe. Or à l’époque évoquée, en dépit de ce que montre le film, la célébrité avait conduit le couple à éviter les lieux trop exposés où ils étaient sans cesse dérangés. Pour autant, le café de Flore et quelques autres restent irrémédiablement liés à eux dans l’imaginaire collectif.

C’est donc dans l’un de ces cafés, qu’au cours d’une scène de séduction auprès de la jeune Carla, le philosophe emploie le vocabulaire « existentialiste » convenu. Ce lexique dont les deux mots phares sont « nécessité » et « contingence » se retrouvera de loin en loin dans la bouche de Sartre et de Beauvoir, mais également dans celles des jeunes gens.

Autre type de vocabulaire : la phrase, reprise, de Sartre « le véritable socialisme sera celui de la choucroute et de la charcuterie », illustre particulièrement cette recherche du « mot » qui traverse le téléfilm. L’énoncé qui mêle politique et nourritures terrestres des plus traditionnelles rappelle que l’auteur de L’existentialisme est un humanisme20a grandi en Alsace. Quelquefois, le bon mot est de plus ample conséquence : « Mauriac il se prend pour Dieu, et Dieu est rarement accommodant ». Tout est dit ici des tensions qui pouvaient être très vives, et publiques, entre les intellectuels de l’époque. À lire, également, à l’aune de la nôtre…

À observer aussi qu’à l’aube de la société de consommation, l’hygiénisme ne sévit pas. Les cachets de corydrane plus haut évoqués étaient alors un stimulant intellectuel très répandu, un seul cachet suffisant à donner un « coup de fouet ». « Sartre se défendait en écrivant furieusement LaCritique de la raison dialectique. Il ne travaillait pas comme d’habitude avec des pauses, des ratures, déchirant des pages, les recommençant ; pendant des heures d’affilée, il fonçait de feuillet en feuillet sans se relire, comme happé par des idées que sa plume, même au galop, n’arrivait pas à rattraper ; pour soutenir cet élan, je l’entendais croquer des cachets de corydrane dont il avalait un tube par jour21. » Dans le film, Beauvoir parle au médecin de quatre à cinq tubes : l’exagération vise-t-elle au sensationnel ? Reste qu’il est vrai qu’en ces années, Sartre est intellectuellement et physiquement usé par son travail littéraire et son implication politique, et que cela n’ira pas en s’arrangeant (Cf. le dernier volume des mémoires, La Cérémonie des adieux22). Mais là encore, ce qui a été pour la compagne de Sartre une source d’angoisse permanente est présenté comme un trait presque divertissant de la personnalité de Sartre. Même chose pour l’alcool à plusieurs reprises mis en scène.

 « Les femmes », « Un état de santé préoccupant », ou encore « La trahison de Carla » : tels sont les intitulés significatifs du découpage en chapitres du support DVD. Ils sont en accord avec l’état d’esprit général du film qui vise à romancer des vies qui n’en ont guère besoin. Nous pensons notamment aux propos mis dans la bouche de Simone de Beauvoir, qui réduit Les Séquestrés d’Altona à une œuvre de commande visant à faire remonter sur scène l’actrice prénommée Sylvie, maîtresse de Sartre.

Sans doute est-ce la fatalité de ce type de film : il n’y a pas de véritable contresens ou de détournement flagrant de la réalité, et ici d’autant moins que Goretta est un cinéaste éminemment respectable et que Contat fut un véritable sartrien, auteur d’un film mémorable sur Sartre et l’équipe des Temps modernes, mais il y a comme une obsession de l’attente de « clichés » de la part des spectateurs.

Raison et sentiments : mythologie d’un couple libre

« Sartre répondait exactement au vœu des mes quinze ans : il était le double en qui je retrouvais, portées à l’incandescence, toutes mes manies. Avec lui, je pourrais toujours tout partager. Quand je le quittai au début d’août, je savais que plus jamais il ne sortirait de ma vie » : ces phrases, extraites des Mémoires d’une jeune fille rangée, sont devenues célèbres23 à l’instar de la curiosité publique que n’a cessé de susciter le couple ou plus exactement la nature de la relation qui les a unis un demi siècle durant, ce fameux « pacte » plusieurs fois mentionné et qui intrigue si fort les jeunes gens du film, comme il n’a cessé d’« interroger » bon nombre de couples intellectuels. Quel fut-il ? Difficile, voire impossible d’en saisir la portée autant que la réalité. Il est en revanche intéressant de se demander quelle représentation en donne le film.

Simone de Beauvoir s’explique à propos de cet engagement, qu’elle nomme « alliance » et « pacte », dans La Force de l’âge : « Jamais nous ne deviendrions étrangers l’un à l’autre, jamais l’un ne ferait en vain appel à l’autre, et rien ne prévaudrait contre cette alliance ; mais il ne fallait pas qu’elle dégénérât en contrainte ni en habitude : nous devions à tout prix la préserver de ce pourrissement. […] Avec lui, un projet n’était pas un bavardage incertain, mais un moment de la réalité. S’il me disait un jour : ‘Rendez-vous, dans vingt-deux mois exactement, à 17 heures, sur l’Acropole’, je serais assurée de le retrouver sur l’Acropole, à 17 heures exactement, vingt-deux mois plus tard.24 […] Nous conclûmes un autre pacte : non seulement aucun des deux ne mentirait à l’autre, mais il ne lui dissimulerait rien25. »

La question semble centrale dans la première partie de Sartre, l’âge des passions. De nombreuses discussions y font référence, entre Frédéric et Carla, Carla et Sartre, Carla et Beauvoir, mais également de nombreuses scènes où Beauvoir, Sartre et ses maîtresses se côtoient ou se croisent. La question du « pacte » traverse en réalité tout le film. Carla, fervente lectrice du Deuxième Sexe etgrande admiratrice de Simone de Beauvoir (qu’elle juge « plus intelligente » que son compagnon), envisage de suivre le même schéma avec Frédéric plus dubitatif. Le personnage emblématise cette jeunesse féminine et souvent féministe que l’écrivain a influencée et qu’elle nommait ses « filles ».

Le « pacte » a fasciné car il se dressait contre l’image traditionnelle du couple encore très solidement ancrée dans les années cinquante. Il fascine toujours. La persistance de sa notoriété en témoigne : on pourrait dire qu’il est tombé dans le domaine public. Sujet de spéculations sans fin, de doutes, de scepticisme, ou d’admiration et d’envie, il à tout prendre l’un des thèmes majeurs du film qui répond en cela à la curiosité présumée du spectateur.

Si Beauvoir est présente à chaque instant, les « maîtresses » de Sartre s’expriment tout au long du film à travers des présences visibles ou invisibles. Présentes à l’écran, Sylvie l’actrice, et Carla la jeune étudiante italienne issue de l’imagination du réalisateur mais qui les résume assez bien dans leurs caractéristiques (goût des jeunes et belles femmes, des intellectuelles, des « étrangères », etc.), dans le second volet, la maîtresse russe. Les secondes sont évoquées lors de la scène du téléphone, scène si outrancièrement caricaturale qu’elle en devient une scène de comédie : entendant l’horloge sonner, Sartre, plongé dans son travail, s’interrompt pour passer une suite d’appels à ses différentes liaisons, et ce, sous le regard difficile à décrypter de sa compagne de toujours, Simone de Beauvoir. À ses différentes interlocutrices fantômes, il tient le même discours volontairement bref où il les assure de son amour et prend date en vue d’un prochain rendez-vous. Le tout donne une impression de rituel obligé, à la fois indispensable au paradoxal Don Juan qu’il est, comme une drogue, et néanmoins par lui subi.

Si les histoires sentimentales de l’auteur de La Nausée26 sont donc légion dans le film de Goretta, Beauvoir, elle, semble laissée pour compte. On ne lui voit nulle liaison, et rien ne l’évoque véritablement. Accentuant encore cela, de nombreuses scènes et plans de caméras opposent sa solitude à Sartre, entouré de femmes. On pense par exemple à la visite du musée où Sartre escorté commente les œuvres du Tintoret. Dès lors, Beauvoir paraît perdante dans ce « pacte », puisqu’aux yeux du spectateur elle est celle qui accompagne son compagnon et sa maîtresse en vacances, celle qui corrige les articles du grand intellectuel, celle qui prend une de ses liaisons au téléphone pour lui rendre service. Elle inspirerait presque de la compassion. La réalité fut tout autre. Simone de Beauvoir a vécu plusieurs liaisons, certaines véritablement amoureuses, mais non moins intellectuelles, dont celle avec Jacques-Laurent Bost dans les années de jeunesse27. En 1958, son compagnon est depuis six années Claude Lanzmann, journaliste, écrivain et cinéaste de dix-sept ans son cadet. Elle a également entretenu une relation passionnée avec l’écrivain américain Nelson Algren28, et se fera enterrer avec son anneau au doigt. Le film de Goretta néglige totalement cette facette de son existence. On peut se demander pourquoi.

Sartre, l’âge des passions : à quelles passions, pour conclure, ce film fait-il donc référence ? Le titre vise-t-il l’engagement politique ou le foisonnement des histoires sentimentales qu’il met en scène ? Les deux, nous avons pu le constater, traités avec une importance à peu près égale.

Aux côté des chroniques de Roland Barthes telles que « La littérature selon Minou Drouet», ou « L’écrivain en vacances », recueillies dans l’ouvrage déjà cité des Mythologies, il semble bien qu’un article ayant pour titre « Sartre et Beauvoir » aurait eu dès cette époque toute sa place, n’eût été l’admiration de Barthes pour l’œuvre des deux philosophes (son dernier livre, La Chambre claire29, sera dédié « à L’Imaginaire de Sartre ». Hissés au rang de mythes de leur vivant, la mort n’aura pas détrôné – ou à peine – ces deux écrivains du nouveau panthéon qu’est celui de la mythologie publique, où les « stars », et plus encore les couples de stars, ont remplacé Zeus et Héra.

Si leur philosophie, dite dans un premier temps « existentialiste », est ignorée de la majorité, si leurs œuvres ne se classent plus parmi les ventes à succès, ils restent un sujet d’engouement et d’attrait. En témoigne, entre autre, l’actualité cinématographique récente : à l’époque de la parution de Sartre, l’âge des passions paru sur France 2, France 3 diffusait une autre fiction, relative aux années de jeunesse, Les Amants du Flore de Ilan Duran Cohen.

Or, que reste-t-il à dire lorsque par un singulier renversement on a, comme dans ce dernier film, tout particulièrement, quasiment dépouillé Sartre et Beauvoir de leurs écrits et pensées, que leur œuvre ne constitue plus l’essentiel, le nécessaire, mais devient le superflu, la contingence ? Beaucoup ! Il reste manifestement beaucoup à dire. « Les gens aiment les ragots », disait Simone de Beauvoir, (qui n’a pas manqué elle-même de s’en délecter dans le petit cercle des intimes de la première période comme en témoigne son journal ou sa correspondance30). Près de cinquante ans plus tard, c’est vrai sans doute a fortiori.

Notes de bas de page numériques

1  Claude Goretta, Sartre, l’âge des passions, DVD France 2 éditions, 2006 ; Michel-Antoine Burnier et Michel Contat, Sartre, roman, Grasset, 2006.

2  L’enterrement de Sartre, qui s’est éteint le 15 avril 1980, fait descendre dans la rue 50 000 personnes. Celui de Beauvoir, morte le 14 avril 1986, a également rameuté les foules.

3  Simone de Beauvoir, La Force des choses, Gallimard, 1963.

4  Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Seuil, 1971, p. 14.

5  1905-1983, philosophe, sociologue, politologue et journaliste français, défenseur du libéralisme. A travaillé, entre autres, au Figaro et à L’Express.

6  1905-1940, romancier, essayiste, journaliste, traducteur et philosophe français. Tué durant l’offensive allemande de Dunkerque, il est accusé après sa mort d’avoir trahi le P.C.F. auquel il a adhéré de nombreuses années.

7  Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe I et II, Gallimard, 1949.

8  Jean-Paul Sartre, La Putain respectueuse, Théâtre I, Gallimard, 1947.

9  Jean-Paul Sartre, Les Séquestrés d’Altona, Gallimard, 1958.

10  La Force des choses, pp. 7-8.

11  Revue politique, philosophique et littéraire fondée par Sartre et Beauvoir en 1945. Le film montre notamment la saisie de la revue par la police suite à un article sur la torture.

12  La Force des choses, p. 340.

13  La Force des choses, p. 387.

14  La Force des choses, p. 407.

15  Professeur français à Alger, membre du Parti Communiste Algérien et militant de la décolonisation, il fut torturé et tué par les services français.

16  Jean-Paul Sartre, La Critique de la raison dialectique, précédé de Questions de méthode, Gallimard, 1960.

17  Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, 1964, p. 85.

18  Roland Barthes, Mythologies, Seuil/Pierres vives, 1957.

19  Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil/Ecrivains de toujours, 1975, pp. 120-121.

20  Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Editions Nagel/Collection Pensées, 1951.

21  La Force des choses, p. 407.

22  Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Gallimard, 1981.

23  Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, 1958. Cité en 4ème de couverture de l’édition Folio.

24  On retrouve une affirmation à peu près similaire dans la bouche de Sartre dans le film de Goretta.

25  Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Gallimard, 1960, pp. 27-28.

26  Jean-Paul Sartre, La Nausée, Gallimard, 1938.

27  Cf. Simone de Beauvoir et Jacques-Laurent Bost, Correspondance croisée 1937-1940, Gallimard, 2004.

28 Cf. Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, Gallimard, 1997.

29  Roland Barthes, La Chambre claire, Cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil, 1980.

30  Simone de Beauvoir, Journal de guerre, 1939-1941, Gallimard, 1990 et Lettres à Sartre, vol. I et II, Gallimard, 1990.

Pour citer cet article

Marie Ludewig, « Sartre, l’âge des passions, le couple Sartre-Beauvoir à l’épreuve du petit écran », paru dans Loxias, Loxias 30, mis en ligne le 14 septembre 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6450.

Auteurs

Marie Ludewig

Étudiante en lettres et en histoire de l’Université de Nice, Marie Ludewig a soutenu l’année 2009, sous la direction de M. Paul Léon, un mémoire de Master 1 intitulé : L’histoire d’amour dans les premières œuvres de Beckett : Un matériau littéraire soumis à la question. Recherche poursuivie l’année 2010 en Master 2 : Quand cynisme et poésie s’épousent et se déchirent : le couple dans le théâtre beckettien.