Loxias | Loxias 46. Doctoriales XI |  Doctoriales 

Béatrice Dernis  : 

Dramaturgie des voix dans The Great Disaster de Patrick Kermann

Résumé

Patrick Kermann a écrit The Great Disaster en 1993. La fable est celle de Giovanni Pastore, un émigré italien oublié dans les cales du Titanic. La traversée du Titanic devient un enchevêtrement de voix qui se croisent pour faire entendre les disparus qui n'ont jamais eu la parole dans le monde des vivants. La polyphonie des voix mondaines et des voix des démunis de l'entrepont du navire réunit dans un même espace les exploités et les classes dirigeantes. Le dispositif dramaturgique choral, où les voix se parasitent et se court-circuitent entre elles, interroge les metteurs en scène aujourd'hui. Solange Oswald a su donner sens au trajet de ces voix à travers une mise en scène singulière où le dispositif scénique est celui d'un musée de la morgue : les voix multiples sont les vecteurs d'une mémoire des êtres qui n'acceptent pas de mourir. C'est par la voix des acteurs et l'écoute du spectateur que les voix des disparus du Titanic continuent à vibrer en un chant intime et collectif du fond de la mer.

Abstract

Patrick Kermann wrote The Great Disaster in 1993. It is the fable of Giovanni Pastore, an Italian emigrant forgotten in the holds of the Titanic. The voyage on the Titanic becomes a tangle of voices letting speak the missing persons who have never had the floor in the living world. The polyphony of the worldly voices and the poors’ voices from the steerage of the ship bring together in one space the exploited and the upper classes. Today, the stage directors reflect on the choral dramatic device where the voices bypass and feed off one another. Solange Oswald succeeded in giving a meaning to the path of these voices through a singular staging where the stage device is a morgue museum: the multiple voices are vectors of memories of those who do not accept to die. It is through the actors' voices and the spectator's listening that the voices of the missing persons of the Titanic continue to vibrate in an intimate and collective singing of the sea bottom.

Index

Mots-clés : adresse , choralité, disparus, mise en scène, Titanic, voix

Keywords : address , chorality, missing persons, staging, Titanic, voices

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

Entrelacs des voix

L’œuvre dramatique The Great Disaster de Patrick Kermann est composée de dix séquences dont la plupart s’ouvrent sur la lancinante anaphore « moi, Giovanni Pastore ». L’identité troublante de Giovanni Pastore se révèle à travers un tissage de voix qui abolit les frontières spatiales et temporelles. En effet, le clandestin italien est à la fois un naufragé du Titanic et un homme qui connaît l’existence de la guerre de 14-18 ainsi que de la Seconde Guerre mondiale.

des milliers et des milliers de soldats dans la boue
des jambes éclatées tripes à l’air
poumons abîmés
tranchées regorgeant de cadavres
vite vite on referme
et en 45 quand ils sont revenus de là-bas
quelques-uns
squelettiques
le visage émacié
numéro tatoué sur le bras
avec des yeux vides d’avoir vu ce que personne n’aurait imaginé voir
l’horreur et pire que la mort
la fin d’une époque 1

La traversée du Titanic devient un enchevêtrement de voix qui se croisent, se mêlent et permettent de faire entendre les disparus qui n’ont jamais eu la parole : ce sont les démunis de l’entrepont du navire, voués à recueillir les restes des passagers de la haute société et à laver les ustensiles précieusement dérisoires des repas mondains :

moi Giovanni Pastore ai choisi les petites cuillères
faut pas croire que c’est rien
les cuillères
plus de 2.000 couverts sur tout le bateau
moi n’ai que les petites cuillères
Pierre lui fait les cuillères à café
en plus des pinces à escargots
il a souvent fini avant moi
les autres je les connais pas
même jamais vus
chacun son coin
3.177 cuillères
comptées chaque soir
par le boss himself
une par une
s’il en manque une
viré
c’est pour ça qu’il n’y a plus de hublots 2

Les voix sont les vecteurs d’une mémoire des êtres qui n’acceptent pas de mourir. Elles permettent à Kermann de renouer le dialogue avec les morts et de donner la parole aux disparus en quête de destinataires. C’est ainsi que Giovanni Pastore reçoit la voix de la Mamma, voix prophétique qui préfigure le naufrage du paquebot :

ne me voyais pas sur la mer
et encore les bouchons ça flotte
on les récupérait dans le bassin
en douce
car la Mamma ne voulait pas que je m’en approche suite à la Nonna qui s’est noyée
[…]
Giovanni assieds-toi là et écoute
écoute car cette histoire je ne la raconterai pas deux fois
et elle me l’a racontée
et depuis j’ai lu plein de livres
mais aucune histoire ne dépasse en horreur celle de la Nonna
retrouvée le matin gonflée comme une outre dans la fontaine de la place
[…]
je n’allais quand même pas écouter une vieille
qui radotait à longueur de journée assise sur le pas de la porte
elle ne voyait plus rien alors elle voulait prédire l’avenir
ne t’approche pas de l’eau Gianni 3

Outre la voix prophétique de la Mamma, d’autres voix parcourent The Great Disaster. Ce sont celles que Giovanni a entendues au cours de son enfance, qui retentissent, enfouies dans l’épave du Titanic. Elles sont transcrites en discours indirect ou indirect libre, comme celles du curé et de la mère de Giovanni :

Giovanni a une mémoire phénoménale disait le curé à la Mamma si seulement il voulait se donner un peu de peine il retient tout mais pas ce qu’il devrait
Giovanni écoute monsieur le curé c’est pour ton bien tu ne vas pas garder les brebis toute ta vie là-haut dans les montagnes avec ta mémoire tu peux devenir autre chose secrétaire de mairie ou banquier mais tu remplis ta tête de choses inutiles 4

Se font aussi entendre les voix collectives du paquebot. Elles renvoient à la vie mondaine des passagers, sur les ponts supérieurs :

et hop champagne encore
– permettez mademoiselle je vous assure c’est ce qui se fait de mieux dans les champagnes aucune trace au réveil n’est-ce pas Charles
bien sûr Charles est toujours d’accord
un dernier verre the last avant l’extinction des feux profitons-en dans deux jours nous serons à New-York vous n’allez pas me refuser ce plaisir mademoiselle ici pour le maiden voyage comme disent les Anglais 5

En rupture avec ces voix impersonnelles, résonne celle, intime et secrète, de Cecilia, la femme que Giovanni a aimée. La voix de Giovanni se superpose à celle de l’épistolière Cécilia. Dans ce cas précis, le partage des voix devient polyphonique. Les voix multiples se combinent dans la bouche du seul et même personnage Giovanni qui émet ses propres commentaires sur la lettre. De ce fait, les voix circulent les unes sous les autres mêlant la voix qu’on adresse à soi même et celle qu’on adresse à l’autre, rendant indécidable les instances locutoires qui traversent le discours. Écoutons la voix de Cecilia, recréée par la lecture de Giovanni :

Milano le 17 mars 1912
Dear Giovanni
c’est bien moi
Dear Giovanni
elle l’écrit qu’une fois mais je recommence
Si loin déjà et si près ma bouche a encore le goût salé de ta sueur collés nos corps dansent et tes mains m’enserrent ne me quitte pas […] Giovanni ne pars pas encore la mort n’est rien dans mes bras je te veux tout entier en moi plus fort encore mon sexe béant t’attend viens te lover dans la moiteur de mes cuisses ton dos ruisselle de désir et mon corps crie ton absence il bouge encore et toujours plus profond Giovanni viens en moi ta
Cecilia 6

L’insertion de la lettre dans The Great Disaster réactive la voix donnée aux disparus. Par nature, la lettre s’adresse à un absent rendu présent, elle met en œuvre une illusion de présence et de dialogue avec celui qui n’est pas là. Giovanni est déjà de l’autre côté du trépas, déjà absent au moment où il relate l’histoire. Ainsi, à travers les mots de l’aimée, c’est moins la voix de Cecilia que le lecteur-spectateur entend, qu’une adresse à l’éternel absent. La lettre opère un double mouvement, elle tient à distance le destinataire tout en disant la proximité. La tension entre présence et absence renvoie à la temporalité épistolaire, qui est celle de l’acte de lecture de Giovanni. L’intimité créée entre Giovanni et Cecilia n’est qu’une intimité imaginaire, la simultanéité du contact n’est jamais réalisée que sous la forme d’un simulacre. Giovanni, destinataire de la lettre, entend le timbre familier de la voix de Cecilia ; de ce fait, l’image sonore s’exerçant de façon mémorielle réactive la présence physique de l’aimée, crée le leurre d’une proximité des corps et d’une fusion charnelle. L’échange épistolaire ouvre sur un espace-temps parallèle, un temps à l’unisson où le scripteur de la lettre et son destinataire sont réconciliés corps et âme. Cette union imaginaire entre les amants met en relief la solitude de Giovanni : une désolation de l’absent. Giovanni découvre trop tardivement le désir de Cecilia envers lui, ainsi que l’expriment les commentaires qu’il émet après la lecture de la lettre :

plus de vingt ans elle a attendu avant de me dire tout ça
et elle m’en dit des choses
à bien réfléchir
quand on marchait dans les prés et qu’elle me tendait sa main
elle n’était pas vraiment froide
et elle me la laissait un peu jusqu’au tournant avant sa grande maison
bon ça je l’avais deviné
mais après tant de temps
je ne pensais pas
pas à ce point 7

Le désir entre Cecilia et Giovanni ouvre sur une impasse : le décalage temporel instauré par l’acte épistolaire montre que l’auteur de la lettre et son destinataire se meuvent à contre-courant l’un de l’autre. La lettre souligne l’intense solitude de Giovanni, disparu clandestin et destinataire éternellement absent, qui fait résonner du fond du paquebot les voix solitaires d’un amour resté dans le non-dit. La submersion du navire n’abolit pas les voix ; au contraire, elle creuse, accentue leur présence, fait vibrer un chant intime et collectif du fond de la mer, comme une litanie universelle qui voudrait briser la difficulté de dire et qui libérerait les voix de ceux qui ont été exclus et exploités par les classes dirigeantes :

quand tous les rats avaient quitté le navire
j’ai pu chanter
et je n’étais pas le seul
tous les travailleurs se sont levés
les émigrants enfermés dans l’entrepont sont montés
alors tout le chœur des gueux des forces de la terre s’est mis à chanter
et de leurs canots de riches ils ont entendu une voix sortir du fond de la mer 8

The Great Disaster offre un foisonnement de voix multipliant les points de vue et les adresses. Ces voix qui sont incluses dans un matériau rythmique avivent la présence des disparus du Titanic. Elles ont besoin d’une écoute juste et attentive des metteurs en scène pour retrouver cette présence. Quel sera leur devenir scénique ? Comment donner sens au trajet de ces voix, du texte au plateau, du plateau jusqu’à l’auditeur-spectateur ?

Musée de la morgue et trace sonore

Solange Oswald9 a créé The Great Disaster en juillet 2000 à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon. Ce fut un hommage à Patrick Kermann, durant « Les Contemporaines » de cette même année. La démarche scénique choisie par la metteuse en scène refuse toute forme de réalisme : l’ancrage temporel précis, l’année 1912, marquée par le naufrage du Titanic, est écarté. L’acte théâtral répond au geste artistique contemporain défini par le philosophe Giorgio Agamben dans son ouvrage intitulé Qu’est-ce que le contemporain ? :

La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme10.

Ce qui intéresse Solange Oswald se situe sur un plan plus universel, celui de la quête d’identité et de la recherche de la trace. C’est en effet à partir des fragments épars de la vie de l’émigré italien que l’écriture scénique adviendra. Le parti pris de la mise en scène s’oriente autour des installations de haut-parleurs permettant de convoquer plusieurs voix : celles de la mère de Giovanni Pastore, de Cecilia son amour de jeunesse, de Thomas Andrews ingénieur et directeur des chantiers navals, celles des participants à la croisière et des membres de l’équipage.

L’acteur Sacha Saille de la compagnie Merci incarnant Giovanni Pastore est debout sur une plate-forme de 4m2, immobile, semblable à une statue. Les haut-parleurs sont accrochés sur lui en plusieurs endroits de sa personne. Le spectateur entrera dans l’une des salles du cloître de la Chartreuse, comme s’il pénétrait dans un musée hors du temps, pour voir un corps fossilisé. Semblable à une sculpture, dans la forme d’un iceberg à plusieurs facettes, ce corps se mettra à parler et à ressasser son existence dans la grande solitude des mers.

Un guide convoque tout d’abord les spectateurs et les accompagne dans le cloître pour découvrir le corps de Giovanni Pastore. Après avoir ouvert la salle du musée, il procède à un geste très précis : l’acteur, debout, est alors enveloppé dans une housse de matière plastique, de celles utilisées pour les cadavres à la morgue, et le guide en ouvre, une après l’autre, les fermetures éclair puis débarrasse précautionneusement le corps de sa membrane artificielle. Le geste d’ouverture de l’enveloppe plastique vise à mettre à nu la partie la plus enfouie de Giovanni Pastore. Le spectateur assiste à une sorte d’autopsie : visuelle dans un premier temps, par le déballage de la dépouille mortelle, puis sonore, lorsque se font entendre les voix enregistrées évoquant les bribes de l’existence de Giovanni Pastore avant et après le naufrage du Titanic.

Toutes les voix provenant des haut-parleurs sont celles qui retracent la vie de l’émigré italien, de l’enfance jusqu’à l’âge adulte. Chaque boîte sonore expose progressivement l’intimité de cet homme, par la médiation des voix enregistrées. En alternance avec ces voix convoquées, Giovanni parle par la voix de l’acteur lui-même, se souvenant de son désir pour Cecilia :

et moi Giovanni je savais quel jour Cecilia avait mis sa robe rouge à pois
et qu’elle avait une tresse quand avions aperçu un lapin blanc près du buisson d’aubépines
et que sa peau sentait la vanille
et que sa main n’était pas froide dans la mienne
et que le 28 septembre elle m’a dit
– Giovanni je pars loin très loin ce fut une merveilleuse histoire Giovanni je ne t’oublierai jamais
me souviens des rires et des larmes sur son visage
me souviens de tout
n’y peux rien 11

Le va-et-vient entre les voix provenant des haut-parleurs et la voix de l’acteur demande de la part de celui-ci un travail très exigeant. Il doit en effet trouver un parcours très précis et parfaitement rythmé parmi les voix enregistrées. L’alternance des voix ne permet pas de temps d’arrêt ; celles-ci recréent en un seul mouvement la fable intime de Giovanni Pastore, divisée entre la mémoire de son enfance et celle plus récente de sa vie de plongeur sur le Titanic. Chaque diffuseur sonore donne une présence aux revenants du paquebot et aux êtres proches de Giovanni, et c’est paradoxalement par l’absence physique des corps que le spectateur accueille dans la pudeur et l’intimité ces voix de l’au-delà, comme des restes retrouvés en mer. En cela, il n’est plus seulement un visiteur d’un corps statique, celui de Giovanni Pastore mort, mais il participe activement à recréer les fragments épars de l’identité de l’émigré italien, dans l’espace intime du cloître de la Chartreuse.

Le geste de l’ouverture des fermetures-éclair symbolise le passage de la frontière vers l’intimité de Giovanni Pastore. Les différentes fermetures placées sur l’enveloppe plastique correspondent aux différents seuils à franchir pour entrer dans la sphère privée de cet homme. Le spectateur participe à ce processus gestuel, par lequel il effectue un trajet mental allant de la découverte du dehors, l’enveloppe recouvrant le corps, à celle du dedans : la vie passée de Giovanni Pastore, son enfance dans les montagnes du Frioul. C’est précisément à travers la tension entre intérieur et extérieur que l’identité de Giovanni Pastore sera révélée.

Ce passage à l’intime s’effectue également par la participation active des différents sens du spectateur. Les sens visuel et auditif sont sollicités mais le champ olfactif lui aussi est interpellé. La barrière de la sensation olfactive est transgressée : le spectateur qui entre dans le cloître de la Chartreuse à Villeneuve-lez- Avignon s’imprègne de l’odeur des pierres mais aussi, plus indirectement, de celle de la mort. La housse de plastique blanc recouvrant l’acteur est la métonymie spatiale de la morgue, le lieu où l’on accueille les cadavres. C’est symboliquement le plastique blanc qui permet de déclencher et de réactiver l’odeur de la mort. Le spectateur est convoqué dans l’espace le plus intime de Giovanni Pastore car il franchit une zone olfactive.

Ouverture de l’intime

Dans la mise en scène proposée par Solange Oswald, c’est par le geste d’ouverture de la fermeture-éclair de la housse de plastique recouvrant la dépouille de Giovanni Pastore que le secret de l’émigré italien est dévoilé au public.

L’enveloppe plastique, comme le vêtement pour l’être vivant, marque les limites qui protègent l’intimité de la personne. Le tissu en effet, depuis la naissance jusqu’à la mort, reste symboliquement l’élément transitionnel entre le dedans et le dehors, entre sphère intime et sphère publique. Emmailloté et langé, l’enfant est dès sa naissance protégé du dehors, le tissu sert alors d’écran, voile l’innocence du corps et le convoque dans une pudeur en cachant la part la plus intime et fragile du sujet. De même, le corps du défunt sera recouvert d’un linceul : le voile mortuaire déposé sur la dépouille inerte crée le seuil, le passage entre le monde des vivants et celui des morts, il préserve le corps, désormais sans défense, de toute intrusion extérieure dans son intimité, par le geste ou le regard.

Le dispositif scénique créé par Solange Oswald invite le spectateur à pénétrer dans un espace inhabituel qui ressemble à un musée obituaire. Le corps du gisant enveloppé de la membrane plastique, qui dans un musée est habituellement dans une posture horizontale, comme le sont les corps momifiés dans les cercueils de verre, se trouve ici subverti puisque l’acteur enveloppé de la membrane plastique est dans une position verticale. Au-delà de ce que cette posture a de transgressif par rapport aux rites mortuaires, elle offre surtout la possibilité de faire participer le spectateur à une visite de la morgue. La vue d’un cadavre à la morgue n’est normalement accessible qu’à des êtres proches du défunt ; ici, l’accès intime du lieu devient public, l’espace fermé s’ouvre à la communauté des spectateurs. Le défi théâtral est d’inscrire paradoxalement l’espace secret de la morgue dans un espace scénique visible au spectateur.

Le choix de la membrane plastique comme une seconde peau donne une dimension plus intense à la confession intime de Giovanni Pastore : l’aveu de son amour pour Cecilia, de son désir latent, n’advient qu’à travers le jeu entre la voix de l’acteur et les voix sonores enregistrées diffusées aux pourtours de la dépouille. Dès lors, le spectateur débusque l’intime de cet homme au-delà de tout voyeurisme, il devient ainsi témoin de l’errance maritime de Giovanni Pastore depuis son départ des montagnes frioulanes. L’enveloppe plastique comme métaphore de la morgue permet d’évoquer la question de l’identité de l’émigré italien. La mise en scène de Solange Oswald met en lumière le statut intime à travers un double mouvement à la fois ontologique et esthétique.

Sur le plan ontologique, c’est la reconstitution d’un sujet traversé par une blessure intrinsèque, par une fracture entre son passé en Italie et la découverte d’un nouveau monde, l’Europe, les États-Unis. La tentative de reconstruction du sujet divisé entre ses origines et l’ailleurs passe par une quête sociale, pour accéder à une identité et une stabilité personnelles.

Quant au plan esthétique, l’espace choisi – le cloître de la Chartreuse – crée une poétique de l’intime. La lumière singulière émanant du lieu habité autrefois par les moines donne une dimension sacrée aux espaces intérieurs du cloître et l’obscurité qui accueille le spectateur-visiteur dans la salle où est joué The Great Disaster rappelle l’atmosphère des veillées funèbres. Le lieu sélectionné pour mettre en scène la parole de Giovanni Pastore avive et déclenche une expérience sensitive très intense. La proximité du spectateur et de l’acteur dans la petite salle du cloître renvoie à un autre espace, celui du confessionnal : le spectateur en effet se trouve dans une écoute très pudique de l’intime de Giovanni Pastore, il tend l’oreille pour recevoir les paroles les plus ténues, des bribes de vie, des fragments de la mémoire profonde de l’émigré italien.

Le dispositif scénique proposé par Solange Oswald, celui de l’enveloppe plastique recouvrant le corps de l’acteur, déclenche un sentiment ambivalent mêlé d’effroi et de plaisir : effroi devant la découverte d’un cadavre, le corps fossilisé du disparu du Titanic, et plaisir de découvrir l’expérience riche et étrange de Giovanni Pastore. C'est par la tension incessante entre le dehors et le dedans, entre le montré et le caché, que Solange Oswald met en scène l’intimité de Giovanni Pastore. Les découpes de l’identité sont mises à nu par le processus de dévoilement du corps immobile de l’acteur incarnant Giovanni et par le jeu entre la voix énoncée directement par l’acteur et celles filtrées par l’enregistrement. Par ailleurs, la métonymie spatiale de l’enveloppe plastique évoquant la morgue crée une théâtralité singulière pour la mise en scène du revenant : elle déclenche chez le spectateur la sensation de la présence du revenant du Titanic et réveille le champ des sensations visuelles, auditives et olfactives en réinvestissant le regard d’une emprise du sensible sur la raison.

Le choix d’exhumer le défunt Giovanni Pastore par un acte théâtral subversif, la mise en scène de la morgue, réussissent à donner un sens nouveau à la mort et au pathos. Le spectateur accueille le disparu du Titanic au-delà d’une identification première avec le personnage, il découvre une poétique de l’intime qui passe par le sensible et développe ainsi sa faculté d’empathie. Le geste de Solange Oswald d’inventer un espace autre et d’élire la morgue dans un lieu sacré, le cloître de la Chartreuse, permet d’investir un espace “illégal”, hors de l’institution des lieux publics. Cela interroge le spectateur et développe chez lui une perception sensible critique qui questionne aussi les espaces de prise de parole théâtrale.

Échos de revenants

C’est avec une ouverture très différente à la polyphonie des voix du texte de Kermann qu’en janvier 2004 Anne-Laure Liégeois monte The Great Disaster au Festin, Centre National Dramatique de Montluçon. Sa mise en scène, plus réaliste dans l’évocation des disparus du Titanic, joue sur l’écho, sonore et mémoriel. Le parti pris est celui d’un jeu en simultané de deux acteurs différents, Sacha Saille et Olivier Dutilloy, jouant la même histoire, celle de Giovanni Pastore. Le même texte dans un temps identique est joué dans deux espaces différents, à proximité l’un de l’autre. Le spectateur entend ainsi comme en écho l’acteur de la salle d’à côté. Deux souffles de revenants pénètrent l’espace à l’unisson. Nous pouvons nous interroger sur le choix du dédoublement d’acteurs. En quoi cela peut-il ouvrir le sens du texte dramatique de Patrick Kermann ?

Le jeu simultané des deux acteurs permet de jouer sur la tension entre la présence et l’absence, la dissimulation du corps de l’acteur de l’autre côté de la salle ne laissant apparaître qu’une voix lointaine, comme venant d’outre-tombe. Le spectateur est ainsi sans cesse en tension, pris entre la voix sonore incarnée par un corps présent physiquement et une voix détachée de l’empreinte corporelle. Le double mouvement présence/absence donne une ouverture sur l’au-delà. Le spectateur interpellé par cette voix sourde, spectrale, qui résonne derrière les parois des murs du Festin, a le sentiment d’entendre encore la voix de Giovanni Pastore, naufragé du Titanic abandonné au fond du paquebot.

Le spectateur est appelé à venir voir la représentation de The Great Disaster le lendemain, dans l’autre salle. Ce déplacement d’un lieu à un autre, habités tous deux par des acteurs différents, développe un regard critique sur les deux représentations et le spectateur compare les deux propositions de jeu des acteurs qui passent du côté de l’invisible et se transfigurent en revenant du Titanic.

L’acteur Sacha Saille est plus sombre, étriqué dans les vêtements trop serrés de l’émigré italien, vêtu d’une veste rayée noir et blanc et d’un pull-over à col roulé. Son jeu s’oriente plus vers l’intériorité d’un personnage en quête de sa vie profonde ; son rythme élocutoire est plus lent, plus proche d’une litanie. Par des ruptures de jeu intéressantes, il enchevêtre la fable intime de Giovanni Pastore et celle de la société mondaine du Titanic.

Olivier Dutilloy est plus proche des vivants, sa posture d’acteur très mobile convoque le spectateur dans une proximité active, le cherchant toujours du regard comme pour réactiver sa présence éphémère du côté des vivants. Il est vêtu d’un costume plus contemporain, neutre, proche de ceux que l’on pourrait trouver parmi les spectateurs : pull à col en V, pantalon uni, ses vêtements sont plus amples et donnent une liberté de mouvements qui lui permet de se déplacer agilement, de passer de la position assise sur un tabouret à une position debout. Il évolue sans cesse sur un amas de vêtements et de valises, échoués de la traversée tragique du Titanic. Olivier Dutilloy raconte avec élan les instants sensuels auprès de Cecilia sa fiancée.

Et c’est toujours dans un mouvement dynamique qu’il parcourt l’espace scénique en demi-cercle pour raconter le parcours aventureux de Giovanni Pastore, l’errance de l’émigré sur les routes d’Europe, Cherbourg, Aigues-Mortes, Hambourg et le départ vers les Etats-Unis. Exceptée la singularité d’un spectacle joué par deux acteurs dans deux espaces différents mais dans une temporalité identique, le dispositif scénique choisi par Anne-Laure Liégeois est beaucoup plus réaliste que celui proposé par Solange Oswald. Le choix est celui de la figuration mimétique, le décor cherche à ancrer la fable intime de Giovanni Pastore dans un contexte référentiel qui renvoie à l’actualité de l’émigration et particulièrement aux clandestins réfugiés à Sangatte, prêts à tout pour atteindre l’Angleterre, comme Giovanni Pastore qui a quitté l’Italie et accepte l’humiliation du patron Gatti pour partir aux États-Unis. 

L’espace scénique renvoie à un environnement référentiel précis. Le décor en effet est un amas de vêtements : vestes, pantalons, chemises, couvertures, autant de fragments de tissus évoquant des biens personnels des disparus du Titanic. De ces lambeaux d’habits entassés maladroitement résonnent les voix enregistrées des êtres proches de Giovanni Pastore ainsi que celles du personnel et des passagers du navire. Outre le tas de vêtements encombrant le plateau, des valises, sacs, malles, sont superposés tels des bagages dans une soute de bateau. Ces éléments précis invitent le spectateur à imaginer le contexte et proposent une reconstitution figurative du voyage et de l’errance de Giovanni. Enfin, une immense bassine en fer contenant des centaines de petites cuillères envahissent l’espace scénique, évoquant, tel un pléonasme du texte, la litanie des cuillères qui revient comme un ressassement perpétuel dans la pensée du naufragé :

moi Giovanni Pastore ai choisi les petites cuillères
faut pas croire que c’est rien
les cuillères
plus de 2.000 couverts sur tout le bateau
moi n’ai que les petites cuillères
[…]
donc à chaque service je lave 3.177 - (87 x 27)
soit 828 cuillères propres
c’est comme ça
et encore heureux que les troisièmes classes ne viennent pas 12

Les autres objets présents sur scène sont une gamelle de chantier et un magnétophone que l’acteur allume au moment où il commence à manger. Le spectateur peut alors entendre Una lacrima sul viso, une chanson très populaire en Italie dans les années 60.

Les choix de mises en scène de The Great Disaster de Patrick Kermann sont extrêmement ouverts : celle de Solange Oswald et celle d’Anne-Laure Liégeois, s’attachent à la mémoire intime de Giovanni Pastore. La quête de l’identité est abordée différemment. La question de l’intime en effet est dévoilée d’une manière plus abstraite chez Solange Oswald. Le principe scénographique de la métaphore de la morgue, ouvre le sens de l’écriture des revenants chez Patrick Kermann. Le traitement scénique des adresses au public entre le jeu direct de l’acteur et les voix enregistrées des haut-parleurs donne une dimension tout à fait juste à la voix des disparus. Chez Anne-Laure Liégeois, en revanche, le parti pris de la figuration mimétique, du décor plus réaliste, renvoie à la fois au fait historique du naufrage du Titanic en 1912, et la mise en jeu proposée par l’acteur aborde indirectement la condition des immigrés, particulièrement celle des réfugiés de Sangatte perdant leur dignité d’êtres humains pour pouvoir émigrer vers l’Angleterre.

Notes de bas de page numériques

1 Patrick Kermann, The Great Disaster, Lansman, Carnières/Morlanwelz, 1999, p. 10.

2 Patrick Kermann, The Great Disaster, Lansman, Carnières/Morlanwelz, 1999, p. 26-27.

3 Patrick Kermann, The Great Disaster, Lansman, Carnières/Morlanwelz, 1999, p. 39-40 et 43.

4 Patrick Kermann, The Great Disaster, Lansman, Carnières/Morlanwelz, 1999, p. 14-15.

5 Patrick Kermann, The Great Disaster, Lansman, Carnières/Morlanwelz, 1999, p. 8.

6 Patrick Kermann, The Great Disaster, Lansman, Carnières/Morlanwelz, 1999, p. 35.

7 Patrick Kermann, The Great Disaster, Lansman,Carnières/Morlanwelz, 1999, p. 36.

8 Patrick Kermann, The Great Disaster, Lansman, Carnières/Morlanwelz, 1999, p. 45.

9 Solange Oswald, metteur en scène du groupe Merci, Toulouse.

10 Georgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, trad. Maxime Rovere, Rivages poche, coll. « Petite bibliothèque », Paris, 2008, p. 11.

11 Patrick Kermann, The Great Disaster, Lansman, Carnières/Morlanwelz, 1999, p. 15.

12 Patrick Kermann, The Great Disaster, Lansman, Carnières/Morlanwelz, 1999, p. 26, 27, 28.

Bibliographie

Kermann Patrick, The Great Disaster, Lansman, Carnières/Morlanwelz, 1999

Agamben Georgio, Qu’est-ce que le contemporain ?, trad. Maxime Rovere, Rivages poche, coll. « Petite bibliothèque », Paris, 2008

Pour citer cet article

Béatrice Dernis, « Dramaturgie des voix dans The Great Disaster de Patrick Kermann », paru dans Loxias, Loxias 46., mis en ligne le 31 août 2014, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7853.

Auteurs

Béatrice Dernis

Béatrice Dernis est docteur en Arts du spectacle, thèse soutenue en décembre 2011 sous la direction de Luc Boucris. Elle appartient aux équipes de recherches TRAVERSES 19-21 et RIRRA 21. « Chorégraphie des corps et des sons dans Prédelle, Divertissement orphique de Patrick Kermann », dans la revue Musicorum n° 15-2014, Théâtralité de la musique et du concert des années 1980 à nos jours. Elle est professeur certifié en Lettres modernes, enseignante dans le secondaire et chargée de cours à l'Université Paul Valéry Montpellier 3.