Loxias | 50. Doctoriales XII | Doctoriales
Eric Essono Tsimi :
Toujours migrants, mais désormais écrivains : stratégies identitaires et littérature africaine
Résumé
La plupart des auteurs partis d’Afrique se sont posés comme migrants avant de s’insérer comme écrivains dans leur société d’accueil. Ils sont toujours reçus comme : migrants professionnels (Tahar ben Jelloun s’est installé en France pour enseigner et faire une thèse de doctorat en psychologie) ; comme étudiants (Max Lobé, Patrice Nganang, etc.) ; comme réfugiés (asile politique ou humanitaire) ; au titre de regroupement familial (Fatou Diome, sénégalaise, est allée en France en raison d’une histoire d’amour et d’un mariage avec un Français). Il existe aussi des cas d’immigrants illégaux comme Georges Yemy, ou comme Omar Bâ que le témoignage controversé de son expérience migratoire a justement fait connaître comme auteur. Ceux même qui sont nés en Occident de parents migrants ont d’abord connu la réalité de migrants avant de se distinguer comme écrivains. Il s’agit donc fondamentalement de sujets migrants, indépendamment de leurs stratégies. Contrairement à la femme de Lot, tous ont en commun de regarder sans cesse derrière eux, vers leurs origines, sans jamais être statufiés, c’est-à-dire que le matériau de l’origine est prégnant, mais leurs stratégies d’adaptation socioculturelle portent la marque à la fois des transformations identitaires qui ont cours dans leurs sociétés d’origine et des ressources multiculturelles mobilisées dans les sociétés d’accueil, ou ils créent et défendent de nouvelles identités hybrides, qu’il semble utile de catégoriser.
Index
Mots-clés : écritures migrantes , hybridité, Mabanckou (Alain), Nganang (Patrice), stratégies identitaires
Géographique : Afrique francophone , États-Unis, France, Suisse
Chronologique : Période contemporaine
Plan
- L’affaiblissement du sentiment d’unité
- Les profils d’acculturation des écrivains migrants africains
- Être africain, ce n’est pas tout dans la vie
- Mabanckou et Naganang : l’écrivain-monde (assimilation) versus l’écrivain authentique (séparation)
- Conclusion
Texte intégral
L’affaiblissement du sentiment d’unité
Ce titre introductif est inspiré d’une conclusion de Husti-Laboye qui notait une “dispersion” de la nouvelle génération des auteurs africains nés après 1960. Cette dispersion prend chez elle le nom paradoxal de diaspora, qui selon nous recouvre originellement un sentiment d’unité1.
De l’exaltation de la négritude dans la haute poésie de Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire à la gêne voire au malaise des romanciers contemporains les plus visibles quant à leur affiliation identitaire, il y a comme une crise à laquelle les écrivains migrants originaires d’Afrique essaient de donner des réponses nouvelles, parfois simplement nominales comme le suggèrent NoViolet Bulawayo (We Need new names, 2013) ou Dinaw Mengestu, Américain d’origine éthiopienne (Tous nos noms, 2015). Ils créent ainsi des labels comme l’afropolitanisme, versant « culturel du cosmopolitanisme » et dont les seules tentatives de conceptualisation sous un format académique rigoureux ont été jusqu’ici faites par Achille Mbembé et Simon Gikandi2. Le but souvent pratique est de contrecarrer le facteur colonial, soit leur étiquetage par l’institution littéraire, jugée conservatrice ou aliénante, plutôt héritière des reflexes tutélaires venus des siècles de domination. L’appellation « littérature négro-africaine » par exemple, avec ses anthologies et ses vestiges3, devenue par la force des usages d’une longue tradition critique « littérature africaine », elle-même désormais contestée, rivalisée qu’elle est par la littérature dite « monde », « émergente » ou l’ancrage géographique péjorativement connoté littératures du « Sud » voire « périphériques » ou « francophones », est la preuve d’une récriture incessante d’une identité acculturée.
Aussi, dans son premier ouvrage, un essai sous-intitulé Qu’est-ce qu’un Afropolitain ? (2005), publié sous son nom véritable de Tuakli-Wosomi, Taiye Selasi, a-t-elle jeté les bases de ses postures4 auctoriales des années ayant suivi. Elle a pu dire qu’il n’existait pas de littérature africaine5 avant de s’agacer que les écrivains africains soient enfermés dans des catégories prédéfinies6. De même, dans ce processus de refonte identitaire, de redéfinition de soi, pour « dépasser » l’Afrique, Kossi Efoui7 l’a-t-il reniée, cette Afrique, lui qui ne se veut pas un représentant du noir continent. Le dramaturge togolais a écrit des textes de théâtre comme Récupérations (1992) ou La malaventure (2013) expurgés de personnages identifiables par leur seule épiderme et sortis du cadre narratif coutumier que sont pour les auteurs africains l’Afrique (indépendamment des perspectives d’approche) ou, en déplaçant ou en inversant le problème sans le résoudre, l’Europe racontée par des Africains (cf. Berlinoise de Wilfried N’sondé). Dans sa postface à Récupérations, Kossi Efoui a parlé de ses « compatriotes » (le mot est de nous) africains comme des « rejetons de l’aberration : l’aliénation », utilisant le mot de crise, qu’il situe au niveau intérieur « de l’être ». L’auteur togolais avait par ailleurs, bien avant Taiyé Selasi, affirmé l’inexistence de la littérature africaine8.
Renoncement, reniement ou dénégation encore par V.Y. Mudimbé dans son ouvrage L’invention de l’Afrique9, comme inspiré par la pensée de Frantz Fanon, citée par Achille Mbembé10, et suggérant que le Blanc a inventé le Noir11. La « mystique identitaire » est allée en s’obscurcissant, les schémas de la migration se sont complexifiés, puisque l’on peut parler de migrants de première ou de seconde génération, voire plus si l’on y ajoute les considérations raciales qui amènent à toujours parler de l’origine. Les différences juridiques entre les statuts des différents écrivains migrants se ressentent de leurs postures qu’ils veulent suivant les cas enraciner dans le continent ou démarquer de tout stigmate identitaire africain. Cette « dissémination du sens » existait déjà du temps de la négritude, mais n’emportait pas positionnements identitaires opposés, tous se reconnaissaient des écrivains africains, jusque et y compris les auteurs noirs américains comme W.E.B. Du Bois.
De nos jours, la question de l’identité est l’une des plus prégnantes dans la sociotypification des écrivains migrants africains. Comprise selon la définition qu’en a proposée Carmel Camilieri et que nous retenons parce qu’elle préfigure la problématique des stratégies ou du positionnement identitaires des ces écrivains
L’identité est un processus par lequel tout individu reconnaît ou construit les aspects de son organisme, qu’ils soient présents, passés ou futurs, de l’ordre du fait ou du projet, par lesquels il se définira et acceptera qu’on le définisse. C’est un dynamisme évolutif qui donne lieu à des négociations susceptibles de déboucher dans des crises12.
Notre intérêt pour les problématiques identitaires résulte de deux découvertes liées à nos propres productions littéraires en tant qu’auteur migrant africain. Notre première œuvre publiée était intitulée Le Jeu de la vengeance (2004), elle a été créée et jouée dans des festivals, puis, sous forme de livre, s’est vendue et s’est exportée. Seulement, cette création originale a grandi sous une paternité usurpée qui est celle d’un dramaturge français. Des années plus tard, ayant décidé de faire publier un texte de roman et un essai chez un éditeur français, récemment installé au Cameroun, L’Harmattan, il y a eu une déception d’un nouveau genre, commune à tous les écrivains nationaux, celle du défaut de toute trace mémorielle : le dépôt légal et administratif de nos œuvres s’est fait en France. En somme, nous existions en tant qu’auteur dans les bibliothèques et les archives françaises, mais aucune université, aucune librairie, aucune bibliothèque africaine (Afrique du Sud mise à part) ne mettaient nos œuvres à la disposition du public. Qui sommes-nous et surtout pour qui est-ce que nous écrivons ?
Ces questions ne sont pas nouvelles et ont fait l’objet de force manifestes et publications traduisant les positionnements identitaires de leurs auteurs et le jeu de relations internes structurant ces positionnements. Nous essayons dans cette contribution de dresser un rapide état des lieux ou plutôt une esquisse classificatoire : à Nganang qui publie un article « Écrire sans la France » répond un livre d’anecdotes et de réflexions de Mabanckou qui publie Le Sanglot de l’homme noir (2012)13. Ces deux auteurs migrants d’origine africaine se positionnent différemment, sont perçus et reçus différemment, correspondent à tes types et par suite appellent des catégorisations spécifiques. D’autres figures comme celle de Sami Tchak par exemple qui ne se veut ni « africain » ni « monde » viendront compléter notre esquisse au fur et à mesure de l’avancée de nos recherches axées sur les processus psychosociaux à l’œuvre dans leurs œuvres d’écrivain et dans leur vie de migrant.
ce ne sont pas les frontières ni les langues ni les territoires qui peuvent définir la littérature-monde ; si c’était le cas, on fausserait le débat14.
En attendant, après l’esquisse d’Abdourahman Waberi15 et le travail de recensement partiel qu’a été le dictionnaire des écrivains migrants16, un travail de systématisation ou de classification visant à étoffer la critique des catégorisations des écritures diasporiques a été entamé, à la manière des catégories retenues par Camilieri (stratégies identitaires) ou Berry (stratégies d’acculturation) pour résumer les positionnements identitaires. Ce chantier de la recherche dont cet article est un premier essai d’élaboration en constitue des prolégomènes. Tout en assumant, pour ne pas nous éloigner de notre projet, une possible confusion entre écrivains noirs et écrivains africains, ceux qui nous intéressent en l’occurrence étant tous noirs, nous pensons trouver dans les cinq catégories élaborées par Myriam Louviot une base théorique utile (l’exotique authentique ; le porte-parole des exclus de la société française ; l’intellectuel cultivé et caustique ; l’écrivain noir refusant d’afficher la couleur ; l’Afropéen assumé) que nous exploiterons en résonnance avec par exemple la classification ternaire de Mazauric17. Cette dernière typologie étant surtout chronotopique (« mondialisation ») présente, par apport à notre travail, une base d’analyse qui peut être utilisée comme un soubassement ou un prolongement du schéma de Louviot, davantage axé sur les postures que sur les œuvres elles-mêmes.
En caricaturant un peu et en simplifiant beaucoup, on peut dire que l’écrivain noir aujourd’hui dispose d’un répertoire de cinq postures principales possibles (sachant bien entendu qu’un auteur peut jouer différents rôles à différents moments de sa carrière et qu’il peut également, à partir d’une posture spécifique, en modifier les contours et à terme influer sur l’horizon d’attente)18.
Dans la mesure où l’identité chez les écrivains migrants est le fruit jamais mûri d’une stratégie, elle remplit en conséquence une fonction instrumentale, qui peut être photographiée, théorisée, avec les limites que promet la nature mouvante et complexe de l’identité. Laquelle « se transforme » certes à travers la langue, l’environnement, la mémoire et un projet identitaire, mais « ne se perd » jamais ni « ne se crée » tout à fait. « Stratégie », « posture », « positionnement » sont en l’occurrence indifférenciés dans cette définition de Gael Ndombi Sow
Sont donc considérées comme participant d’une posture, les diverses modalités auctoriales de présentation de soi qui situent une position dans le champ littéraire. L’étude de la posture permet d’examiner la manière dont un individu – en l’occurrence un « agent » – se positionne au sein d’un « faisceau » complexe de tensions qui ont une dimension à la fois sociale et historique, et peut ainsi bénéficier d’un certain capital. Pour un écrivain, ce capital est constitué par la compétence en matière d’écriture, mais également par le fait de connaitre les éditeurs importants ou des critiques influents19.
Ce postulat de base nous amène à nous demander si, et comment le cas échéant, l’art des écrivains, entre ou bien par-delà les frontières, se ressent de leurs postures auctoriales et au-delà leur identité de migrant africain. Comment sont négociés le décalage et la tension entre les catégories identitaires par lesquelles ils ou elles sont labellisés et leurs appartenances à des mondes multiples, souvent désignés par des territorialités imaginaires (afropolitanisme, afropéanisme, etc.) ? Kossi Efoui et Taiyé Selasi, Mundimbé et Frantz Fanon ont en quelque sorte proclamé la mort de l’écrivain africain, en annonçant l’inexistence d’une littérature africaine, l’inexistence de ce que l’on appelle Afrique voire de l’homme noir, simple invention de l’homme blanc. Mais ce qu’ils disaient surtout c’était leur droit de se positionner par des étiquettes nouvelles.
Notre contribution qui est exploratoire essaie de répondre surtout à la question de l’influence du parcours migratoire sur les « I-positions »20 des écrivains migrants africains, à partir notamment de deux figures contemporaines, sortes d’archétypes. Si on parle de modèle ou d’archétype, c’est en considération d’un attribut ou caractère essentiel qui est l’africanité. Cette logique commune de l’essentialisation, par le biais de l’origine voire de la couleur de la peau, transcende les différences dans les trajectoires migratoires balise l’ambition de notre analyse. Entre aliénations et émancipations, il émerge le sentiment que l’écrivain migrant « se vide de soi-même dans quelque chose d’autre afin de devenir soi-même ». Ce « soi-même » qu’il devient est souvent un autre qu’il (re)compose. Cette recomposition identitaire (Alain Mabanckou) ou cette déterritorialisation de son identité (Patrice Nganang) posent comme principal enjeu la patrimonialisation des littératures africaines qui semble souffrir, in fine, de vivre sans jamais s’appartenir.
Les profils d’acculturation des écrivains migrants africains
Il y a sinon un tourment identitaire, une crise, manifestement une rupture par rapport aux premières générations d’écrivains africains. Cette crise se dit dans un double rapport redondant, chronotemporel pour ainsi dire, dans le temps et dans le temps : celui aux auteurs de la négritude par exemple et celui à d’autres auteurs contemporains, comme Chimamanda Ngozi Adichie qui, à la question de savoir si elle était une Afropolitaine, répondait sèchement dans une interview à un hebdomadaire : « Afropolitaine certainement pas, Africaine oui21 ».
Le sujet est donc bien celui du positionnement des écrivains en Europe. Car c’est là que vit Taiye Selasi : c’est assez ironique que ce soit à une audience européenne qu’elle fasse ses déclarations les plus brutales sur la non-existence d’une littérature africaine. Elle que de nombreux témoignages présentent comme la protégée de Toni Morrison et qui tient les performances universitaires par lesquelles elle définit en partie son identité d’Afro-métropolitaine de l’Amérique. L’Amérique où la référence africaine est systématique lorsqu’il s’agit de Noirs, révérence parler, d’Africains-Américains. On retrouve dans cette dernière évocation l’illustration des précisions de Camilieri sur l’identité :
ce qu’on est (identité de fait) doit s’accorder avec ce qu’on voudrait être (identité d’aspiration ou revendiquée) et ce que les autres désirent qu’on soit (identité prescrite). C’est donc une structure de nature dialectique, intégratrice de contraires, puisque la constance doit s’y effectuer dans et par le devenir22.
Aux États-Unis la revendication identitaire fait accéder à un cadre juridique spécifique, comme l’affirmative action lourdement traduite en français par discrimination positive. Aussi leur phénotype, par exemple qualifié de minorité visible au Québec, ou l’identité « ethnique » (africain-américain), y sont-ils assumés de manière si heureuse que l’on voit prospérer en Europe des appellations analogues comme « Afropéen », terme suscité par Ngugi Wa Thiongo qui parlait d’« Afro-European » ou « Euro-African », composées sur le modèle Africain-Américain23. Cette extraversion prenant parfois les allures d’un exode ou de liens plus tenus de ces auteurs avec l’Amérique. Au point que des écrivains comme Léonora Miano, qui est née et a grandi au Cameroun, se présentent par effet d’imitation ou d’identification, comme afro-descendants ou acceptent d’être présentés comme tels24.
La différence est pourtant fondamentale qui est que les Africains-Américains considèrent qu’ils sont chez eux et ont oublié la proclamation romantique des militants de la NCAAP (National Association for the Advancement of Colored People) concernant un retour à la terre-mère Afrique. Les écrivains migrants africains sont davantage des opportunistes, sans qu’il soit possible d’attacher de la valeur ou de la morale à cette épithète, qui traduit davantage la possibilité d’identités casuelles, relevant de démarches stratégiques peu ou prou assumées. Alain Mabanckou l’illustre lorsqu’il déclare le 10 janvier 2012, sur France Inter dans l’émission « Le Livre du jour » : « L’avenir de l’homme noir, c’est de se dire qu’il se construit là où il vit. Moi si je vis dans un pays, que ce soit en France ou aux États-Unis, j’essaye d’intégrer dans mon esprit que mon destin se construit au présent25. »
Au Cameroun, dans le langage parlé, « acculturé » veut dire « déraciné ». Il y a comme un traumatisme faisant de la rencontre avec d’autres cultures un abandon à ces cultures. D’ou qu’ils viennent, les écrivains sont toujours en situation de négociation d’une reconnaissance critique, d’un adoubement par les prix littéraires. Chez les auteurs africains d’expression française, ils se sentent parfois contraints de proclamer leur amour de la France et du français, pour espérer mériter de la patrie des lettres. Cela prend valeur d’allégeance à l’ancien maître. L’esclavage et la colonisation sont passés par là. L’analyse de Nganang semble un témoignage
Tôt ou tard l’écrivain africain d’expression française se rend compte qu’il doit lui aussi mener une fois de plus avec la France ce combat qui il y a cinquante ans aboutit à l’indépendance de son pays. C’est évident : la nécessité de cet éveil du combattant en lui est autant inscrite dans la langue qu’il utilise que dans l’expérience qui a forgé sa conscience, même si, pour reprendre les mots de Marx, sa rage, dans sa répétition d’une tragédie qui a déjà eu lieu, ne peut vraiment plus être que comique. Or si elle fait sourire, cette rage bien tardive, c’est sans doute parce qu’évident il est aussi, que dans tout combat, et encore plus dans celui que l’écrivain francophone mène avec la France, sorte de répétition lui aussi du combat de Caliban avec Prospero, les combattants sont entraînés dans un pas de deux étrange qui, s’il débouche à la fin sur le chant énergique, sur la parole forte et libérée de l’écrivain, au fond, sincèrement, ne le libère pas du tout26.
C’est une analyse pessimiste que l’auteur de Mont-Plaisant (2011) fait des écrivains francophones qu’il assimile aux politiciens africains, réputés ses pires ennemis. Sur le champ de la littérature comme sur celui du politique, Nganang entend résister à cette vaste comédie. Il fait par suite étalage d’une grande inconscience grammaticale et syntaxique dans ses romans et dans la plupart de ses publications non-académiques27. Il juge que
Elle fait sourire du même amusement qui accompagne tout visage regardant les photos des politiciens Africains assemblant aujourd’hui encore leurs sombres visages autour du président Français, toujours placé au centre de la ‘traditionnelle photo de famille’, au cours de ses consultations régulières avec ses anciens sujets coloniaux que sont les quotidiens sommets de la francophonie ; elle fait sourire du même amusement, oui, qui fait se rendre compte que les écrivains francophones qui sont les plus ancrés dans l’espace de production et de circulation de la littérature en France, les écrivains Antillais et Algériens, sont originaires de pays qui dans la sphère de l’ancien empire français ont, dans leurs mots ou en politique, avec Césaire ou à travers la guerre d’Algérie, le plus brandi l’étendard de l’indépendance, ont poussé au plus haut point le combat dont il s’agit ici28.
Les écrivains migrants africains sont par suite des espèces de Prométhée. Ils sont allés chercher un feu qu’ils rechignent à rapporter dans leur culture d’origine. Leur art les fait accéder à des dignités nouvelles ou les réhabilitent dans des statuts sociaux perdus du fait de leur mobilité. Nous avions dans une communication29 essayé de présenter les trajectoires migratoires de quelques-uns parmi les écrivains africains francophones les plus représentatifs vivant en Afrique, en Europe ou en Amérique. Tous sont nés après 1960, en Afrique, mais pas toujours, comme Véronique Tadjo, née en France et vivant en Afrique du Sud. Ils sont tous reconnus et primés pour la plupart par l’association des écrivains de langue française présidée par Jacques Chevrier. Laquelle décerne chaque année le Grand prix littéraire de l’Afrique noire. Ce tableau révèle aussi que les écrivains qu’on présente aujourd’hui comme les plus contemporains portent des problématiques qui seront peut-être embrassées autrement par les plus jeunes. 30 ans de différence entre Max Lobé et Véronique Tadjo. Si les œuvres d’auteurs africains nés dans les années 80 ne sont pas encore étudiées, il n’en reste pas moins vrai qu’elles recèlent des positionnements nouveaux.
Tableau 1 – A côté des noms d’auteurs leur âge en 2014. La source désignait le pays de naissance, la ressource celui de l’épanouissement en tant qu’auteur, l’identité de référence révélait à quels pays ces noms d’auteur étaient le plus associés sur Internet, en septembre 2014. L’invariant c’était la référence à l’Afrique, matérialisée dans le tableau par un prix littéraire.
Les écrivains migrants anticipent, dans leur écriture, sur les critères d’acceptabilité des sociétés qui les reçoivent ou les voient passer. Dans une interview donnée en 2005, Alain Mabanckou le reconnaît : « Lorsque je relis mon premier roman, Bleu-Blanc-Rouge, je me rappelle la difficulté de commettre les premières phrases. Ce sont les doutes d’un auteur qui ignore s’il pourra trouver un éditeur30 ».
Être africain, ce n’est pas tout dans la vie
Il y a des constantes dans l’écriture des auteurs de la migritude comme l’« écriture transculturelle » dont on les crédite, l’hybridité telle que dite par Bakhtine31 même si le plurilinguisme dont elle est une caractéristique n’est évidemment pas spécifique à l’écrivain migrant africain, l’alternance codique ou encore la multiplication de surdestinataires, comme dans le dernier Max Lobé, La Trinité Bantoue (2014) où dès la première page du roman, on retrouve au moins trois usages du français spécifiques à des régions particulières du monde et rendant son texte inaccessible au seul lecteur « helvète » ou au seul lecteur « bantou »… Ce foisonnement énonciatif procède d’une complexité identitaire, d’une polyphonie qui entremêle plusieurs degrés de prise en charge énonciatifs. Dans l’extrait introductif ci-après les expressions « eidgenosse », « vrai-vrai » et dans les lignes non reprises qui le suivent le « camfranglais », le « neofrancais » et le français tout court se chevauchent, traçant à coup de régionalismes l’itinéraire de Mwanza, le héros.
J’étais commercial ambulant chez Nkamba African Beauty. Après près de cinq ans de bons et loyaux services, mon patron, Monsieur Nkamba, m’a remercié. Il l’a fait sans aucun état d’âme. Il ne s’est pas vraiment expliqué. C’était comme ça : il mettait un terme à notre collaboration. Un point un trait. On n’avait d’ailleurs aucun contrat écrit. Je vendais ses produits et lui me versait mon gombo. Le tout se passait en mode silence. Entre nous. Entre nous frères du Bantouland. Qu’est-ce que je dis ? Nkamba n’en était qu’originaire. Car depuis quelques mois seulement, il était passé de l’autre côté. Il avait fièrement renoncé à sa citoyenneté bantoue. Il s’était fait Helvète. Uniquement Helvète. Je suis un vrai-vrai Eidgenosse de souche, moi ! il disait en bombant la poitrine. J’ai même entendu dire qu’il jetait son bulletin de vote très à droite. Mais de ça-là, je me fiche. Le plus important pour moi, c’est mon travail. Et ça, je ne l’ai plus32.
C’est à partir de ce décalage entre catégories identitaires attribuées et sentiments d’appartenances à des mondes différents et parfois contradictoires (cultures et nations d’origine souvent anciennement colonisées, cultures et nations d’accueil souvent anciennes puissances colonisatrices, etc.) que nous interprétons les stratégies identitaires de certains écrivains africains développant leur art entre ou par-delà les frontières… Cet affranchissement peut prendre la forme de publications en dehors du champ littéraire parisien. Léonora Miano par exemple a publié au premier trimestre 2015 chez un éditeur québécois : Mémoires d’encrier.
On peut observer à la lecture de leurs textes que pour certains écrivains africains, le matériau thématique du départ et de la déchirure, constitue la matière première des récits (cf. Bleu-Blanc-Rouge d’Alain Mabanckou) : le départ de Massala-Massala, le narrateur, qui en partant de son Afrique, emporte de la terre de sa mère patrie, symbolisant selon son père les restes de sa mère (p. 115) et la déchirure, symbolisée, à son arrivée en France, par l’attitude de l’officier qui envoie à la poubelle la motte de terre sacrée (p. 193). De ce point de vue, les écrivains migrants africains tendent à produire essentiellement des littératures du souvenir, du désespoir voire de la « désesperrance33 » relatives à la thématique de la migration. Les écrivains dits de la migritude34 sont des écrivains qui racontent la migration, le voyage ou font voyager en satisfaisant à une demande d’exotisme et de variété des lectorats occidentaux, comme en témoigne l’étonnante illustration de la couverture du roman de Mutt-Lon, écrivain camerounais certes non migrant mais publié chez Grasset (Ceux qui sortent dans la nuit, 2014).
Avant d’atteindre à la reconnaissance, les œuvres des écrivains migrants s’adressent non pas à l’universel mais à des publics identifiés, avec comme destinataire initial ou apparent le public des pays de production de ces œuvres et destinataire final le public de leur lieu d’origine.
Ces écrivains insistent régulièrement sur leurs particularités, sans vouloir forcément être réduits à leurs différences. Ils sont noirs, africains, mais pas que35… Dans leur quête de reconnaissance, légitime chez tout écrivain, ils se déploient avec des philosophies (esthétique et poétique) et des outils (psychologie des personnages, usages de langue française) spécifiques. Par exemple, le processus d’auto-catégorisation ou de désenclavement identitaire de certains parmi eux, comme Calixthe Beyala revendiquant un droit de rupture avec l’origine, tout en ancrant une part essentielle de son œuvre dans l’exploration de cette origine, peut se lire autant dans les personnages de ses romans que dans ses postures médiatiques où, à l’occasion, l’on perçoit respectivement une double allocution et un double discours. Elle se présente comme appartenant sinon à un continent, à tout un univers qui ne peut être réduit à un pays, les psychosociologues parlent alors d’« auto-attribution de valeurs minimales et construction d’identités pragmatiques36 ».
D’autres traînent leur origine tel un fardeau, comme Patrice Nganang, qu’on pourrait comparer aux « écrivains félibriges ». Les littératures africaines semblent davantage répondre aux attentes culturelles des pays de destination (ou de transit) en un mot à la littérature hospitalière qui est celle de la France. Aussi, les concepts de littérature hospitalière (ou hôte) et de pays de destination peuvent-ils être doublement défendus du fait de l’usage constant de « pays d’origine » d’une part et l’absence de toute mention ethnique quand il s’agit d’écrivains français et blancs d’autre part. Sauf, historiquement, quand la région ou l’origine est une part essentielle de l’identification du travail de l’auteur. Ainsi désigne-t-on régulièrement le Prix Nobel Fréderic Mistral par son « origine », l’auteur d’ailleurs utilisait le provençal et la langue d’oc, comme langue d’écriture et de communication.
L’allusion à Mistral n’est pas gratuite. C’est à sa suite en effet que l’expression d’écrivains félibrige a prospéré. Un félibre étant dans la littérature régionaliste d’alors un « ouvrier de la plume et de la parole qui prend plaisir à parler la langue de son enfance que parlaient ses aïeux », l’analogie est frappante avec cette classe d’auteurs qui, comme Boubacar Boris Diop s’est remis au roman en wolof ou Patrice Nganang écrivant un français tropicalisé, en langue vulgaire (au sens originaire de langue française parlée par le peuple) parlent les blessures de leurs pays et recommandent souvent l’usage d’une langue Il s’agit d’écrivains engagés dans les causes des leurs, à la manière, à la suite plus précisément des auteurs de la négritude. Ils se ré-engagent et valorisent les traits stigmatisés, et ne sont plus complexés par la « surconscience linguistique » des Senghor ou Mongo Beti par exemple. D’autres encore, comme Alain Mabanckou ou Léonora Miano, se moquent des frontières, tout en étant eux-mêmes moqués pour ainsi dire du nom de « négropolitains37 » : cette moquerie prend le nom de « negrattitude », prénotion d’un auteur qui définit l’afropéanité comme « le fait d’être un Noir perdu parmi les Blancs38 ».
Cette typologie primaire, cette tentative de classification ou de modélisation, peut-elle être théorisée à travers les dynamiques identitaires à l’œuvre dans leurs romans ? L’emploi du mot modèle peut être discuté et nous y recourons par commodité. Ce que nous désignons modèle est quelque chose de plus flexible et aléatoire que les « modèles » de John Berry par exemple. Plus souple mais non dénué de réalité. Plus souple en raison à la fois de l’objet qui est l’identité, du sujet qui est l’Afrique (non seulement génératrice de diversités mais diverse elle-même), et de cette loi d’airain qui est celle des écrivains à s’autodéterminer par-delà toute figure imposée. En partant du postulat que l’on peut discuter plus tard mais que l’on comprend dans le sens de notre démarche, tout ensemble exploratoire et classificatoire, on posera que toute identité d’écrivain actualise des virtualités déjà existantes, le terme de modèle désigne alors ces virtualités comme telles et satisfait à l’une des fonctions de la recherche littéraire qui est aussi de genrer, de classer, et de fixer au moins le temps de la compréhension. Les modèles identitaires dont cette analyse n’a vocation qu’à livrer des prémisses entendent surtout explorer les liens croisés qu’entretiennent les écrivains-migrants (identité professionnelle) avec les migrants écrivant (identité sociale). Comment s’articulent ces données dans leurs postures d’auteur et dans une moindre mesure dans leur réception par le public, leur rayonnage dans les librairies et les bibliothèques et les descriptions administratives qui en sont faites ? Nos modèles ne sont pas tout théorisés ni rigoureusement explicités, en raison de ce que les positionnements qui justifient certaines catégories, comme celle de l’afropolitanisme, n’ont eux-mêmes jamais fait de la part de leurs promoteurs l’objet d’explicitation théorique en dépit de réflexions ou manifestes. Comprendre les effets de valeur liés aux productions littéraires microsituées dans des hétérotopies39 est-il possible en dehors de toute étude des stratégies d’acculturation de ces écrivains ?
Mabanckou et Naganang : l’écrivain-monde (assimilation) versus l’écrivain authentique (séparation)
Partons du modèle de John Berry40 qui lisait le processus d’acculturation sur quatre plans : intégrationniste, assimilationniste, séparationniste et marginalisationniste.
L’écrivain migrant considère-t-il son origine africaine comme fondamentale dans la réception de son œuvre ? |
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OUI |
NON |
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L’écrivain migrant africain considère-t-il son origine africaine comme accessoire dans la définition de son identité d’écrivain ? |
OUI |
Intégration |
Assimilation |
NON |
Séparation |
Marginalisation |
Tableau 2 : Librement inspiré de la grille de Berry
Nous esquisserons un modèle qui s’appuie sur des positionnements croisés par rapport à la nécessité du contact avec la société d’insertion ou de la préservation de sa culture d’origine. En partant de ce modèle, l’on constate une complexification de la figure du migrant s’il est écrivain. Notre hypothèse est que ces profils d’acculturation largement utilisés en psychologie culturelle peuvent être revisités. Les positionnements identitaires se transformant en guéguerres entre écrivains migrants. Les refus de Chimamanda Ngozi Adichie ou de Binyavanga Wainaina de se reconnaître dans l’afropolitanisme de Taiye Selasi n’est pas anodin, en ceci qu’ils illustrent avec Patrice Nganang l’une des deux tendances que nous explorons : l’authentique africain.
Il existe par ailleurs des figures dites de passage, celles-là qui ne se contentent pas d’« habiter les frontières », mais se fixent de nouveaux horizons identitaires. Chez Léonora Miano l’Amérique est omniprésente dans les références et constitue un des principaux éléments de cohérence de son œuvre41. Certaines stratégies auctoriales s’inscrivent dans une démarche personnelle mais peuvent selon nous être regroupées dans des tendances dominantes. Chez les « authentiques » comme chez les « assimilés » (monde, afropéen, afropolitain, etc.), les profils d’acculturation ne s’en imprègnent pas moins d’un rejet croissant de la France (non pas la culture, l’exceptionnel héritage historique, mais dans la mesure où elle véhicule des codes de néocolonialisme ou les traces du colonialisme) doublé d’une diversification des destinations. Un décentrement a lieu qui fait de Paris un transit, une escale, un passage plutôt qu’une finalité. Les sociétés d’accueil sont de plus en plus diversifiées (Cf. Tableau 1) et un champ littéraire émerge sur place sur le continent avec des éditeurs qui publient des écrivains migrants et des prix littéraires (Prix Ivoire dont le jury en 2014 et 2015 est présidé par Were Were Linking) qui consacrent ces écrivains africains vivant ou publiés hors du continent. Quand même Paris reste au centre du jeu, les initiatives sont désormais celles d’écrivains migrants africains comme avec le Prix Ethiophiles, présidé par Papa samba Diop qui décerne « à partir d’octobre 2015, tous les ans, une œuvre romanesque, une pièce de théâtre ou un essai "francophones"42 » (nous soulignons, mais les guillemets sont bien des organisateurs).
Dans ces jeux de positionnements, de rivalité et de compétition littéraire, la relation entre Alain Mabanckou et Patrice Nganang est ouvertement plus tumultueuse. Le second, très actif dans les réseaux sociaux, accusant régulièrement le premier de « recopier » son œuvre. Les rapports mimétiques que Verre Cassé (roman dont la rédaction est entamée lors d’un séjour au Cameroun) ou Mémoires de Porc-épic laissent entrevoir avec Temps de chien, de Nganang (2001) sont pour le moins évidents, au moins sur le plan thématique, linguistique et stylistique (chronique animale est le sous-titre du roman de Nganang). Nganang donne dans un article publié en 200443 le sujet d’un livre44 à Mabanckou (Le sanglot de l’homme noir) ; Nganang publie encore un Manifeste d’une nouvelle littérature africaine : pour une écriture préemptive (2007), quand, à contre-courant, Mabanckou, lui, cosigne la même année dans le plus grand quotidien français un « Manifeste pour une littérature-monde » avec 43 autres écrivains45.
Nganang se bat pour la libération de son compatriote Enoh Meyomesse, en dénonçant son embastillement par le régime de Yaoundé, mais ce que l’on retient surtout c’est la lettre de Mabanckou, au moment de la relaxe d’Enoh dans le site Internet de PEN international46. Mabanckou est célébré et Nganang tout juste reconnu. Mabanckou est le « Franco-congolo-américain » que dit l’encyclopédie en ligne Wikipedia, quand Nganang n’est que camerounais, celui auquel Mabanckou semble penser en utilisant l’expression « agité du bocal » : « une voix de sage qui, lorsqu’elle s’élève, domine les bruits des agités du bocal47. » La rivalité se transforme en inimitié quand Nganang, excessif et outrancier, injurie dans les réseaux sociaux l’un des intimes de Mabanckou, Achille Mbembé48. Mutatis mutandis, les mécanismes posturaux des deux auteurs par rapport à la langue française, à la France, et la réception de leurs travaux respectifs font penser à Mongo Beti et Ahmadou Kourouma. Ils obéissent à des stratégies différentes et l’institution littéraire, depuis Mongo Beti qui n’a jamais reçu qu’un seul petit prix littéraire de sa vie, ignore les « agités du bocal ». Mongo Beti qui, en plus de ses « pamphlets » (Bernard Pivot) affirmait devant le même Pivot, au cours de la même émission d’Apostrophes, faire « de la littérature camerounaise en langue française49 » représente avant la lettre cette figure de l’Africain authentique, aujourd’hui campée par Nganang. Il rendait ses postures responsables de ses insuccès, méventes et prix littéraires manqués.
En tant qu’écrivain […] je crois quand même qu’il y a une différence entre les divers impérialismes et les différentes colonisations dont nous sommes victimes. En fait, je ne suis sûr de rien, j’hésite. On en a déjà un peu parlé et je dis que la question n’est pas simple […]. Moi, je suis très mal vu là-bas en France : par exemple, je devais avoir le prix qu’on a donné à Ahmadou Kourouma, le prix du Livre Inter, qui fait beaucoup vendre. Et j’ai été barré parce qu’il y a eu cette cabale, toujours la même depuis quarante ans, avec cet argument toujours le même : « Il est anti-français »50.
L’utilisation des termes de modèles, variations subsument chez nous la complexité de toute entreprise de cristallisation des identités. Les postures stratégiques identitaires de cette contribution peuvent se lire de deux manières :
— soit que la posture résulte d’une recherche de normalisation par rapport aux autres écrivains occidentaux, Alain Mabanckou procède de ce modèle ; nous pensons que l’on peut, considérer pour acquis que sa publication dans la revue blanche de Gallimard, dans les collections élititistes du Seuil l’ont ainsi normalisé après que ses trois premiers textes littéraires sont parus chez l’Harmattan, puis Présence Africaine ;
— soit que la posture résulte d’une filiation avec les premiers écrivains africains francophones et se donnent pour horizon transgressif nouveau l’introduction d’éléments textuels et théoriques marquant le rattachement indéfectible à l’Afrique, ce qu’incarne Patrice Nganang.
Conclusion
Tous ces processus de catégorisation identitaire sont alimentés par des enjeux contextuels, historiques, socioculturels, politiques et économiques que l’on a essayé analyser par le jeu de la dialogicité, en faisant s’articuler les récits littéraires et les témoignages d’auteurs entre eux (intertextualité, interdiscursivité, et interlocutivité) et en les mettant en résonnance avec les œuvres et les écrivains africains leur ayant préexisté. Ce principe ou cette perspective sont précisément ce vers quoi ont tendu les premiers essais de catégorisation de deux figures typiques, Alain Mabanckou et Patrice Nganang. Mais au-delà de ces conditionnements, au-delà du matériau de l’origine, la mémoire, et du moyen qu’est leur environnement, de l’enjeu qu’est leur réussite personnelle ou leur stratégie (méta)littéraire, du talent de leur imagination (invention verbale), il y a les « choix » des écrivains que nous voulons mettre sur le même plan que la société d’accueil (ou « société dominante ») plutôt que de considérer le schème d’un coupable en amont qui serait l’institution littéraire parisienne et ses politiques éditoriales et d’une victime que serait le migrant africain devenu écrivain. La référence identitaire « unitaire et élargie » que constitue l’Afrique ne saurait survivre indéfiniment au besoin des écrivains de maîtriser leur image. Ce besoin est limité par la liberté des lecteurs (occidentaux ou africains) d’y voir ce que leur culture les a préparés à voir : des Africains. La littérature africaine est, selon nous, de manière vocationnelle, l’interface de la mémoire et des identités culturelles africaines. Dans les sociétés traditionnelles, les griots étaient les gardiens de l’histoire, les dépositaires du capital historique et mythologique qui se transmettait oralement de génération en génération pendant « la nuit51 ». Avec le délitement de l’oralité (perte d’usage et perte de valeur de la parole publique) certains écrivains se sentent investis d’une responsabilité sociale et d’un devoir de solidarité nationale. Le simple fait de la dignité de la parole écrite dans ces sociétés où, souvent, si c’est écrit, si c’est publié, cela a valeur de parole d’évangile, ce simple fait les astreint, à un minimum d’engagement dans les combats des leurs. Peut-être en théorisant les positionnements identitaires des écrivains migrants africains, arrive-t-on à établir que authentique ou universaliste, l’on demeure dans le champ de variations sur le même thème de la littérature africaine.
Notes de bas de page numériques
1 Carmen Husti-Laboye, La Diaspora postcoloniale en France. Différence et diversité, Pulim, 2009.
2 Eze Chilezona, « Rethinking African culture and identity : the Afropolitan model », Journal of African Cultural Studies, 26 :2, 234-247, 2014. http://dx.doi.org/10.1080/13696815.2014.894474 (cons. le 29 août 2014).
3 Grand Prix littéraire d’Afrique Noire créé par une association de droit français (ADELF) présidée par Jacques Chevrier, également président du Prix Ahmadou Kourouma.
4 Pour un éclairage du concept, on s’est reféré à la contribution importante de Meizoz qui définit en gros la posture comme « la manière singulière d’occuper une “position” dans le champ littéraire » (p.18) dans un dialogue entre un chercheur et un “curieux”, qui ne va pas sans évoquer la maieutique socratique. Pour intéressante qu’elle soit quand elle développe les notions de “scène englobante”, dissèque les postures d’auteurs comme Cendrars ou Cingria, Rousseau ou Céline, son analyse est éloignée encore dans le temps, l’espace et le corpus, elle est éloignée des problématiques posées par les profils d’acculturation et la situation particulière des écrivains africains, noirs, migrants, et postcoloniaux. Meizoz ne revendique d’ailleurs pas d’objectif théorique, c’est pourquoi nous privilégierons les recherches plus récentes ayant mis en avant les concepts d’hybridité et de stratégies identitaires. Jerôme Meizoz, Postures littéraires : mise en scène moderne de l’auteur, Genève, Slaktine, 2007.
5 Conférence à l’Université de Lausanne (2015) http://www.iablis.de/grabbeau/theorie/stadt/selasi_engl.html (cons. le 20 juillet 2015).
6 http://www.theguardian.com/books/2015/jul/04/taiye-selasi-stop-pigeonholing-african-writers (cons. le 1er août 2015).
7 Kossi Efou cité dans un article de Josiane Gueguen dit que l’Afrique est une fiction, une invention du regard de l’autre. http://www.afrology.com/litter/kossi.html (cons. le 26 juillet 2015). Déjà en 2003, suivant des déclarations reprises par Jean-Luc Douin, le dramaturge togolais dénonçait : « L’écrivain africain n’est pas salarié par le ministère du tourisme, il n’a pas mission d’exprimer l’âme authentique africaine ! […] La meilleure chose qui puisse arriver à la littérature africaine, c’est qu’on lui foute la paix avec l’Afrique ! ».
8 Kossi Efoui, « Kossi Efoui : La littérature africaine n’existe pas », in Boniface Mongo-Mboussa, Désir d’Afrique, Gallimard, 2002, p. 140.
9 V.Y. Mudimbé, The Invention of Africa, Bloomington, Chicago University Press, 1988.
10 Achille Mbembé, « Le Noir n’existe pas plus que le Blanc », Africultures, 2013, vol. 92, no 2, p. 24-30.
11 Cf. Ngugi Wa Thiong’o, « The Negro Is a Myth », Daily Mail, 9 avril 1964, n° 6.
12 Carmel Camilieri, « Les usages de l’identité : l’exemple du Maghreb », Revue Tiers Monde, 1984, p. 29-42.
13 Pascal Bruckner adoubera cet écho à son Le Sanglot de l’homme blanc (1983) dans une chronique au Nouvel Observateur, le 02 février 2012, où il anticipe sur l’accusation qui pourrait être faite à l’auteur d’origine congolaise par les siens de s’être « "blanchi", d’avoir épousé les valeurs des anciens maîtres ». http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20120207.OBS0798/la-colere-noire-de-mabanckou.html (cons. le 31 aout 2015).
14 Michel le Bris, Jean Rouaud, Pour une littérature-monde, Gallimard, 2007.
15 Abdourahman A. Waberi, « Les enfants de la postcolonie. Esquisse d’une nouvelle génération d’écrivains francophones d’Afrique noire », Notre Librairie, n° 135, sept.-déc. 1998, p. 11.
16 Catherine Mazauric, Ursula Mathis-Moser & Birgit Mertz-Baumgartner (dir.), Passages et ancrages en France. Dictionnaire des écrivains migrants de langue française (1981-2011), Paris, Honoré Champion, 2012, 965 p.
17 Catherine Mazauric, « Lambeaux d’Afrique en terre d’ailleurs », in Littératures africaines et territoires, C. Albert, M.-R. Abomo-Maurin, X. Garnier, G. Prignitz (dir.), Paris, Karthala, 2011, p. 225-235.
18 Myriam Louviot, « L’écrivain noir est-il soluble dans la littérature française ? », Africultures 3/2014 (n° 99 - 100), p. 35.
19 Gael Ndombi-Sow, dir. Pierre Halen, L’entrance des écrivains africains et caribéens dans le système littéraire francophone : les œuvres d’Alain Mabanckou et de Dany Laferrière dans les champs français et québécois, 2012, p. 232-33. Thèse consultée le 2 septembre 2015 http://docnum.univ-lorraine.fr/public/DDOC_T_2012_0365_NDOMBI_SOW.pdf .
20 Notion issue des théories du soi dialogique selon laquelle le soi (celui de l’auteur migrant en l’espèce) est habité de plusieurs positions (postures ou personnalités) de soi (self-position) qui entretiennent un dialogue interne mais aussi externe. Pour approfondir la compréhension du concept qui nous vient de psychosociologues, l’on peut lire avec profit Jaan Valsiner, « Forms of dialogical relations and semiotic autoregulation within the self », Theory & Psychology, 2002, vol. 12, no 2, p. 251-265.
21 http://afrique.lepoint.fr/culture/nigeria-chimamanda-ngozi-adichie-africaine-oui-afropolitaine-surement-pas-05-02-2015-1902573_2256.php (cons. le 11 août 2015). Le terme a également été rejeté par le critique kenyan qui avait déclaré « Je suis un panafricaniste, pas un Afropolitain dans un discours prononcé lors de la réunion de l’African Studies Association au Royaume-Uni en 2012, cf. Stephanie Santana, « Exorcizing Afropolitanism : Binyavanga Wainaina explains why “I am a Pan- Africanist, not an Afropolitan” at ASAUK 2012. » http://africainwords.com/2013/02/08/exorcizing-afropolitanism-binyavanga-wainaina-explains-why-i-am-a-pan-africanist-not-an-afropolitan-at-asauk-2012/ cons. le 31 août 2015).
22 Carmel Camilieri, « Les usages de l’identité : l’exemple du Maghreb » Revue Tiers Monde, 1984, p. 29-42.
23 Ngugi Wa Thiong’o, Decolonising the mind : The politics of language in African literature, East African Publishers, 1994, p. 14.
24 Le terme d’afro-descendant désigne une personne née hors de l’Afrique et qui revendique une ascendance africaine. Aux USA, un african descent est un américain, l’usage du mot empêche toute évocation de la race. Les africains naturalisés ne sont pas considérés comme african descent mais sont bien des Africains-américains. Les nuances sont presque de l’ordre de la casuistique mais elles existent.
25 Jean-Michel Devesa, « L’Afrique à l’identité sans passé d’Alain Mabanckou », Afrique contemporaine, 2012, vol. 241, no 1, p. 93-110.
26 Patrice Nganang, « Écrire sans la France », 21 novembre 2004, http://www.africultures.com/php/ ?nav =article&no =3610 (analyse - cons. le 20 juillet 2015).
27 Il confirme l’intuition de Blachère par rapport au décentrement de l’écriture de ces auteurs africains qui ne se contentent plus d’utiliser des proverbes, des mots intraduisibles en français ou des « ethnotextes » pour donner une couleur locale et garantir l’effet d’authenticité mais revoient leurs modes d’écritures par la revendication d’un « droit de "mal écrire" » (Jérôme Meizoz, 1996). C’est toute l’écriture et le rapport à la langue qui sont changés et Blachère a conceptualisé ce décentrement sous le nom de « négritures » (Jean-Claude Blachère, Négritures : les écrivains d’Afrique noire et la langue française, éditions L’Harmattan, 1993).
28 Patrice Nganang, « Écrire sans la France », 21 novembre 2004, http://www.africultures.com/php/ ?nav =article&no =3610.
29 « Des identités meurtrières au meurtre des identités chez l’écrivain migrant africain », 6 octobre 2014, LARPSYDIS (Laboratoire de recherche en psychologie des dynamiques intra- et intersubjectives), Lausanne.
30 http://www.congopage.com/Rencontre-Alain-Mabanckou-nous (cons. le 18 juillet 2015).
31 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Éditions Gallimard, 1978, p. 141.
32 Max Lobé, Trinité bantoue, Zoé, 2014, p. 11.
33 Catherine Mazauric, Mobilités d’Afrique en Europe : récits et figures de l’aventure, Karthala Éditions, 2012, p. 351.
34 De la négritude aux écritures migrantes, Jacques Chevrier a forgé le mot-valise de « migritude », controversé mais abondamment repris dans la littérature scientifique.
35 « “Je ne renie pas mes origines, mais je ne m’entends pas bien avec les autres Nègres. Je trouve qu’être nègre, ce n’est pas tout dans la vie”, Graffito vu dans le métro de New York », épigraphe de Cette grenade dans la main du jeune nègre est- elle une arme ou un fruit ? de Dany Laferrière.
36 Sunil, Bhatia et Anjali, Ram, « Rethinking ‘acculturation’ in relation to diasporic cultures and postcolonial identities », Human Development, 2001, vol. 44, n° 1, p. 1-18.
37 Désiré K. Wa Kabwe-Segatti et Pierre Halen (ed.), Du nègre Bambara au Négropolitain : les littératures africaines en contexte transculturel, Université Paul Verlaine-Metz, Centre de Recherches Écritures, (« Littérature des mondes contemporains, Série “Afriques”, 4 »), 2009.
38 Daniel S. Larangé, De l’écriture africaine à la présence afropéenne. Pour une exploration de nouvelles terres littéraires, L’Harmattan, 2014 ; Compte rendu publié dans Acta fabula (avril 2015, vol. 16, n° 4) : « Ceci n’est pas toute la littérature africaine : nauséeux s’abstenir » par Éric Essono Tsimi.
39 Michel Foucault, « Des espaces autres », Empan 2/2004 (n° 54), p. 12-19. URL : www.cairn.info/revue-empan-2004-2-page-12.htm, cons. le 30 août 2015.
40 John W. Berry, « Acculturation : Living successfully in two cultures », International journal of intercultural relations, 2005, vol. 29, no 6, p. 697-712.
41 Léonora Miano prépare actuellement une thèse de doctorat à Cergy-Pontoise, intitulée Mémoire atlantique et empreinte diasporique dans les lettres subsahariennes (http://www.theses.fr/s96127). Outre cela, un magazine spécialisé abonde dans le même sens en parlant d’une « forme de sororité transatlantique entre Toni Morrison et Léonora Miano (http://www.magazine-litteraire.com/critique/fiction/blues-elise-leonora-miano-22-12-2010-34360, cons. le 6 septembre 2015).
42 Le prix est attribué à Paris, par l’Association Ethiophile (A.S.E.T.), reconnue d’utilité publique par l’annonce n° 1274 du Journal Officiel du samedi 4 avril 2015.
43 http://www.africultures.com/php/ ?nav =article&no =3610 (cons. le 24 juillet 2015).
44 L’une des premières chroniques parues sur cette publication s’intitulait précisément « Écrire sans la France ? », http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2658p076-077.xml0/ (cons. le 2 septembre 2015).
45 Muriel Barbery, Jelloun Tahar Ben, Alain Borer, et al. Pour une “littérature-monde” en français. Le Monde, 2007, vol. 16.
46 http://www.pen-international.org/un-lettre-au-dieudonne-enoh-meyomesse-ecrite-par-alain-mabanckou/ (cons. le 24 juillet 2015).
47 Alain Mabanckou, Écrivain et oiseau migrateur, André Versaille, 2011, p. 49.
48 http://www.jeuneafrique.com/231637/culture/cameroun-mbembe-nganang-pugilat-litt-raire-new-york/ (cons. le 24 juillet 2015).
49 https://www.youtube.com/watch ?v =tNDoxGBsCkE (Apostrophes, cons. le 24 juillet 2015).
50 Ambroise Kom et Mongo Beti, Mongo Beti parle : testament d’un esprit rebelle, Homnisphères, 2006, p. 196.
51 Birago Diop, Les Contes d’Amadou Koumba, Présence Africaine, 1969.
Pour citer cet article
Eric Essono Tsimi, « Toujours migrants, mais désormais écrivains : stratégies identitaires et littérature africaine », paru dans Loxias, 50., mis en ligne le 13 septembre 2015, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=8125.
Auteurs
Doctorant à l’UVA (University of Virginia – Department of French) et membre de l’équipe « Littératures et mondes francophones » du laboratoire interdisciplinaire LLSETI (Langages, Littératures, Sociétés, Études Transfrontalières et Internationales) de l’UGA (Université de Grenoble-Alpes), il est l’auteur d’une œuvre littéraire qui traverse les genres (théâtre, romans, essai, nouvelles). Il s’intéresse aux questions d’identités, de migrations, à leurs mises en récit et à leur expression littéraire, dans une approche psychosociologique et interculturaliste. Diplômé de l’USI (Università della Svizerra Italiana) en communication interculturelle, il a été Assistant-diplômé à l’Institut de Psychologie de l’UNIL (Université de Lausanne).