Loxias | Loxias 7 (déc. 2004) Programme d'agrégation 2005 | Littérature comparée
Philippe Marty :
Amour-Le-Liant (Hugros Eros)
À partir du Banquet dans Amores, Sonnets, Canzoniere, Divan
Résumé
Quant à sa forme, Amour est « hugros », coulant (Banquet, 196a). Coulant, il peut entrer où il veut, se transporter en un instant en tout point, s’ajuster de façon à compléter (« sumbolon »), être et faire l’ensemble, simuler le même (rime), lier et envelopper, mais surtout disjoindre le même d’avec le même : produire sans relâche le duel. On est passé de son aspect hugros à sa dynamique, sa vertu et son essence.
Index
Mots-clés : agilité , allitération, Baudelaire, canzone, carré, Dante, domestique, duel, dulcis, ensemble, erwidern, fair, gewinnen, ghazel, giungere, Goethe, hold, Horace, hôte, increase, innamoramento, insimul, interprète, jam, Mut, nimble, nom propre, numen, Ovide, perfectif-imperfectif, Pétrarque, Platon, pli, printemps, répéter, rime, salve, Shakespeare, sonnet, sumbolon, tenor, traduire, univers
Plan
- Textes lus
- 1 - Banquet, 196a :
- 2 - Banquet, 202e :
- (a - L’Insinuant)
- 3 - Goethe, Divan, Notes, chap. “Traductions” :
- 4 - Ovide, I, 6 :
- (b - l’Agile)
- 5 - Shakespeare, 36, v2 :
- 6 - Shakespeare, 44:
- 7 - Pétrarque 93, v8 :
- (c - L’Ajusté)
- 8 - Banquet, 191d :
- 9 - Baudelaire, « La Mort des Amants » :
- 10 - Goethe, II, 1 (“Surnom”):
- 11 - Goethe, Faust II, v. 9269 et suivants :
- 12 - Goethe, VIII, 29 :
- 13 - Goethe, VIII, 29 :
- (d - L’Ensemble)
- 14 - Goethe, Divan, Notes, chap « L’Extrême de la généralité » :
- 15 - Goethe, IV, 7 :
- 16 - Pétrarque, 111, v6 :
- (e - Le Répétant)
- 17 - Shakespeare, 104, v2-3 :
- 18 - Pétrarque, 280, v11 et 14 :
- (f - L’Uni, l’Enveloppant, le Lié)
- 19 - Ovide, III, v2 et 4 :
- 20 - Goethe, Divan, Notes, chap « Divan futur - Livre de la mauvaise humeur » :
- (g - L’Interprète)
- 21 - Goethe, VIII, 17 :
- 22 - Goethe, Divan, Notes, chap. « Traductions » :
- (a - L’Insinuant)
- (b - L’Agile, ou « nimble », « swift »)
- (c - L’Ajusté)
- (d - L’Ensemble)
- (e - Le Répétant)
- (f - l’Uni, l’Enveloppant, le Lié)
- (g - L’Interprète)
Texte intégral
Nous échangerons un éclair unique
Amour est
« hugros quant à sa forme » ;
s’il ne l’était pas
« il ne serait pas à même de se plier en tout point [“pantê”] enlaçant [“periptussesthai”], et dans un premier temps de passer inaperçu de toute âme où il se coule, entrant et sortant ».
Amour a
« une fonction de traducteur et de porteur de messages (...), comblant le vide, il est le lien qui unit le tout à lui-même ».
(la prose de traduction) apportant l’excellence étrangère nous surprend dans notre intérieur domestique national, dans notre vie courante, et sans que nous sachions comme cela nous arrive (...), nous édifie véritablement.
« Longus amor tales corpus tenuavit in usus / Aptaque subducto corpore membra dedit », etc. Nec mora, venit amor ; derniers vers : « Qualiscumque vale sentique abeuntis honorem / lente nec admisso turpis amante vale », etc.
Although our undivided loves are one.
“despite of space, I would be brought / From limits far remote where thou dost stay” ; Shakespeare 45 : “(air et feu ensemble) are both with thee wherever I abide ; / The first my thought, the other my desire, / These present-absent with swift motion slide” ; “(...) those swift messengers returned from thee,/ Who even but now come back again”
ma già ti raggiuns’io mentre fuggivi.
Chacun de nous est sumbolon d’homme.
Usant à l’envi leurs chaleurs dernières, / Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux, / Qui réfléchiront leurs doubles lumières / Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux. / (...) / Nous échangerons un éclair unique.
Mohamed Schemseddin sage,
Warum hat dein Volk, das hehre,
Hafis dich genannt ?
ich ehre,
Ich erwidre deine Frage.
Mohamet Schemseddin, pourquoi, dis
Ton peuple, que je révère
T’a-t-il nommé Hafis ?
Je vénère
Ta question et la redis (la déplie, l’élargis)
- Dis-moi comment parler avec cette douceur ?
- C’est très simple, il suffit de parler par le cœur
(...)
- L’esprit ne cherche plus devant lui, ou derrière
Car le moment présent...
- Fait notre joie entière.
Wie Blick dem Blick, so Reim dem Reime nach, Comme regard selon regard, ainsi Rime rime.
Dilaram schnell.
Le caractère le plus élevé de la poésie orientale est ce que nous Allemands appelons ‘Geist’, le règne du plus élevé et subtil conducteur.
Le salut de l’inconnu, rends-lui honneur ! / Qu’il ait pour toi valeur à l’égal du salut d’un ami. / Après quelques mots, vous dites Adieu ! / Toi vers l’est, lui vers l’ouest, chemin contre chemin (plusieurs années après :) « Échangez vos marchandises, partagez le gain ! / Confiance ancienne poduit alliance nouvelle. / Le premier salut en vaut plusieurs milliers ».
(Laura) a me si volse ; 112, v4 : l’aura mi volve ; 108, v9-11 : m’inchini a ricercar de l’orme / che ‘l bel pie fece in quel cortese giro ; 112, v5 et suiv : or aspra, or piana, or dispietata, or pia, etc. Qui cantò dolcemente, et qui s’assise ; / qui si rivolse, etc.
“For as you were when first your eye I eyed, / Such seems your beauty still.” ; “yet doth beauty (...) / Steal from his figure and no pace perceived” ; “still doth stand”.
« tutti inseme pregando ch’i’ sempre ami » et « preghi ch’i’ sprezzi ‘l mondo e i suoi dolci hami ».
« Credibile est illi numen inesse loco » ; « latere ex omni dulce querunter aves ».
Il faut d’abord que s’assemblent les ingrédients gracieux, aimants et compréhensifs, pour que les explosions de mauvaise humeur [Unmut] puissent être supportables. Une humaine bienveillance générale, un sentiment de solidarité tolérante et secourable - voilà ce qui relie le ciel à la terre et dispose un paradis auquel il est permis à l’homme d’accéder. Au contraire de cela, le Unmut est toujours égoïste, etc.
Amour pour amour, instant pour instant, / Parole pour parole et regard pour regard, etc.
Une traduction qui cherche à s’identifier à l’original, se rapproche à la fin de la version interlinéaire et facilite hautement la compréhension de l’original, par là nous sommes ramenés au texte de base, poussés vers lui à vrai dire, et ainsi donc à la fin tout le cercle est refermé, etc.
Agathon, l’un des convives dans le Banquet de Platon, emploie l’adjectif “hugros” (196a) pour qualifier Amour quant à sa forme ou son aspect (“eidos”) : s’il ne l’était pas, s’il était au contraire “sklêros”, dit Agathon, « il ne serait pas à même de se plier en tout point [“pantê”] enlaçant [“periptussesthai”, de “ptux”, le “ptyx” de Mallarmé], et dans un premier temps de passer inaperçu de toute âme où il se coule, entrant et sortant ». Léon Robin (Banquet, Les Belles Lettres) commente en disant qu’Amour « se plie aux contours de l’objet qu’il embrasse et s’infléchit sur les reliefs de l’âme qu’il traverse. Il s’y proportionne, donc ».
“Hugros” veut dire : humide, mouillé de larmes, langoureux, voluptueux, liquide, fluide, onduleux, flottant, flexible, souple, plastique, délié, penché, enclin, captieux. Le grammairien et le métricien appellent “hugros” la voyelle à volonté longue ou brève (= commune), c’est-à-dire conciliant les contraires, comme Amour le fait, sous les espèces d’Aurora, dans le poème “Retrouver” (“Wiederfinden”) du Divan (n° 35 du « Livre de Souleika ») Le latin “lentus” rassemble, d’humide à flexible, faible et nonchalant, presque tous les mêmes sens capitalisés par “hugros” ; dans Amores, III, 1, le poète-amant est dit “lentus argumenti”, “souplement marié à son sujet”.
Dans le titre que je propose, je traduis “hugros” par “liant”. “Liant” a signifié en français “souple”, “ondulant”, “doux” ; il a aujourd’hui un sens moral et veut dire “sociable”, en allemand : “gesellig”, comme Hatem dit qu’il l’est dans le poème “Abglanz” (“Reflet”, n° 38 du “Livre de Souleika”). La traduction par “liant” permet d’unir la considération d’Agathon sur l’aspect physique d’Amour à la description (mise dans la bouche de Diotime) de sa fonction et de son pouvoir : il a une fonction de traducteur et de porteur de messages, dit Diotime (Banquet, 202e), et “comblant le vide, il est le lien qui unit le tout à lui-même”.
La première manifestation de l’aspect “hugros” d’Amour est qu’il est là ou qu’il n’est plus là « à notre insu », « ni vu ni connu », comme dit un sonnet érotique de Paul Valéry, « Le Sylphe », dont le dernier tercet est : « Ni vu ni connu / Le temps d’un sein nu / Entre deux chemises » ; sonnet qui précède dans Charmes le poème « L’Insinuant », c’est-à-dire, étant donné le zèle étymologique de Valéry, « celui qui entre dans le sein, le creux, le ptyx – de ». « Insinuant » est un excellent équivalent de “hugros”, et “insinuantes” peuvent être appelées les traductions en prose telles que Goethethe les décrit dans le chapitre “Traductions” des Notes du Divan. Elles sont là, dit-il, « sans que nous sachions comment cela se fait ». Nous avons cessé simplement d’être seuls dans notre intérieur domestique national, l’étranger est assis à notre foyer, à se chauffer avec nous, et nous ne le regardons pas comme étranger, nous l’avons accueilli comme un des nôtres. Sans avoir rien perçu, nous sommes pourtant “ensemble” : « comme un seul » avec un autre. Goethethe mentionne la traduction de la Bible par Luther. Tout d’un coup, une Bible allemande s’est trouvée introduite dans toutes les maisons, et Luther lui-même dit qu’il est entré dans les maisons, écouter les femmes parler, leur prendre les paroles dans la bouche pour apprendre d’elles quels mots allemands mettre à la place des mots étrangers. Ainsi peut faire Amour “hugros” : nous nous croyons à l’abri chez nous, nous croyons que notre national ou notre domestique « fait rempart » (« far riparo », Pétrarque, 3), mais un hôte est en nous, il sème une graine et nous « cultive » sans que nous le sachions : c’est l’image agricole que prend Goethethe en employant le mot « erbauen » (que Luther le premier a employé dans le sens moral).
« Nec mora, venit amor » dit, par anagramme (l’anagramme est la façon d’un mot se repliant et ondoyant), Amores, I, 6, v13. Ni vu ni connu, Amour est entré, est dans la place. Quelle place? L’amoureux constate qu’Amour se trouve dans son cœur, « sans qu’il sache comment cela se fait ». Il voudrait maintenant que lui-même se trouve, aussi facilement, auprès de l’aimée : nec mora, venit amans. Cela devrait être possible puisqu’Amor a façonné et plié le corps d’amans à sa ressemblance, puisqu’il a « subduit » son corps (v6), en a fait un corps dérobé et furtif, apte à se couler comme un chat ou un courant d’air, à se ramasser et bondir. I, 6 est une élégie « à la porte ». Banquet montre Erôs « forain » : couchant à la porte ou dehors. Pour le latin (« foras » : à la porte, dehors), c’est pareil : le dehors (ou le dedans) commence au seuil. Amour est toujours dehors et toujours déjà entré, son corps fait pour s’insinuer. Amans aussi : son corps ténu (v5) passerait par l’entrebâillement le plus exigu. La prose de traduction dont parle Goethe est aussi un amenuisement de la poésie étrangère devant lui permettre de s’introduire, toutes portes fermées (comme le Christ), à l’intérieur des foyers nationaux. I, 6 d’Ovide est tout humide de la prière captieuse d’amans ; « leviter » et « leniter » servent à qualifier la façon propre d’Amor (« levis » : lisse, qui glisse et fait glisser). La porte elle-même est tout humide des larmes (« uda », v18) ; les heures de la nuit sont humides (« madens », v55) : tout est et fait comme Amour, tout coule. Mais l’adjectif « lentus » lui-même, équivalent latin de « hugros », s’applique (3 fois dans l’élégie) au « janitor ». Il devrait être « lentus » au sens de « souple » et « voluptueux » (comme il l’est auprès de sa propre amie), mais par malheur il l’est dans un autre sens : lent (à pousser la barre) et insensible. Tout coule, sauf la barre de la porte. L’ondoyant se voit opposer « durus » (4 fois dans l’élégie). Mais cela ne décourage pas amans de laisser en levant le camp (v71-74) des gages « flexibles » : la souple couronne, et surtout le triple « vale » (répondant au triple « lentus »), le salut « hugros » (voir plus loin § d), qui aurait le pouvoir, même adressé à une dure porte, de circonvenir le dernier « lentus » du texte, de changer lentus-inflexible en lentus-flexible.
Amour a une autre façon d’être tout de suite « auprès de » : c’est par son agilité. Elle fait qu’il peut, d’un coup, être à l’autre extrémité de lui-même : soit auprès de l’aimé, soit auprès de l’amant, puisqu’Amour est l’un et l’autre, toujours un et toujours se divisant (Shakespeare, 36, v2 - vers « biloba » ou « duel-singulier » - : « our undivided Loves are one »). « Erôs erôn » et « Erôs erômenos » lit-on dans le Banquet, aimant-aimé ; participe inaccompli, accompli. Erôs participe des deux, et s’il est herméneute et messager, c’est pour aller, à la vitesse de la pensée, d’un participe à l’autre. Ainsi se montre-t-il dans Shakespeare, 44 : “despite of space, I would be brought / From limits far remote where thou dost stay”, ou 45 : “(air et feu ensemble) are both with thee wherever I abide ; / The first my thought, the other my desire, / These present-absent with swift motion slide”. Amour hugros glisse dans l’étendue. L’étendue ennuyeuse et lente (« dull ») n’est jamais, pour ce messager, un empêchement. Elle n’existe pas, n’a pas d’étendue, ou est une étendue perspective où point de vue et point de fuite sont collés l’un à l’autre, où rien n’empêche Amant de viser Aimé, d’être à même lui, comme dans le sonnet-Pétrarque le premier A est à même le dernier A du huitain. Le huitain du sonnet-Pétrarque figure l’espace tel qu’il se présente à Amour hugros : plat, sans montagnes, puisqu’Amour de toute façon en épouse les plis. Cet espace peut s’appeler du nom italien « piaggia » (Pétrarque, 35, 161, 162, etc.) : nom générique et vague (pélage), « piaggia » ne désigne dans son sens essentiel aucun terrain concret (lande, plaine), mais le terrain mental ou Amour va ou s’étend de l’un à l’autre bord de lui-même à sa manière « swift » ou « nimble » (Shakespeare, 44, 45). Amour est de cette façon comme l’âme qui, dit Pascal, « ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l’entre-deux [cf. le « sumplêroi » de Diotime]. Mais peut-être que ce n’est qu’un soudain mouvement de l’âme de l’un à l’autre de ces extrêmes, et qu’elle n’est jamais en effet qu’en un point, comme le tison de feu. Soit, mais au moins cela marque l’agilité de l’âme, si cela n’en marque l’étendue. » (frg 353). Les vers 10-11 de Shakespeare 45 montrent Amour comme Banquet le montre aussi : portant aux dieux les messages qui viennent de chez les hommes, et vice versa, agile au point d’apparaître à l’instant même (« even but now ») auprès de l’amant, alors qu’il paraissait séjourner sur l’autre bord de lui-même, auprès de sa part belle, pure, « fair » ou divine (erôs erôn).
L’agilité d’Amour paraît par exemple aussi dans Pétrarque 93, spécialement v8. Le v8 dit : « pendant que tu fuyais », « mentre fuggivi » - imparfait -, « Moi je te rejoignis », « ti raggiuns’io » - passé simple. C’est Amour qui parle, dans sa langue insinuante. Tous les mots du vers sont à relever. « Mentre » (« dum interim » du latin) désigne l’espace de temps (voyage, étude et soin de l’œuvre latine) à l’intérieur duquel Amour insinue sa pointe perfective. De « raggiungere », on peut extraire « giungere », et de « giungere » le joug, le lien. Amour le joint ou l’entrave se liant à chaque pas fait que l’amant se trouve conjugué à tout instant ou en tout point (« pantê ») de son chemin. Il se trouve marié à son point inaugural (la date de l’innamoramento). De cette pointe, de cette date, les plis ne cessent plus de se déplier et replier sur l’étendue de sa vie, l’épousant et l’enveloppant, la « rejoignant ». Le « già » du v8 exprime comment l’instant 0 de l’innamoramento épouse les moments de la vie du poète amant. « Già », le « jam » latin, veut dire à la fois « déjà », « enfin », « à cet instant ». C’est l’adverbe le plus « hugros » : coulant sur la ligne du temps et en épousant chaque moment ad libitum. « Già » montre chaque instant du temps amoureux rebondissant agilement vers l’instant originel de la rencontre, se repliant sur lui. « Già » renouvelle à l’intérieur de chaque moment la mémoire du premier temps, du « prime » ou printemps. C’est bien le même que le « jam » qui manque rarement au début des poèmes sur le retour du printemps : « Jam veris comites », « redeunt jam gramina » (Horace), etc. C’est lui le compagnon nécessaire du printemps, de la « douceur du commencement », dit Ronsard (et Roland Barthes, dans Fragments d’un discours amoureux).
« Già » montre l’agilité d’Amour à fendre le temps, comme on fend l’air. Au v8, à l’amant qui était « en train de » ou « absorbé dans » (l’étude) - imparfait - il vient parler le langage correspondant ou complémentaire du perfectif (« passato remoto »). Il traduit l’un dans l’autre, il traduit l’étendu en pointe (Amour est traducteur). Et c’est là encore une manifestation de son tempérament « hugros » : il fait correspondre et complète.
L’objet « sumbolon » figure l’effet d’Amour ajusteur, assembleur. Le « sumbolon » est une tablette ou tessère qu’on casse en deux morceaux qui reviennent chacun à deux personnes qui se séparent ; elles les réajusteront (reconstitueront l’unité et le complet) au moment où elles se retrouveront et sauront de cette manière qu’elles étaient et sont liées. « Chacun de nous est tessère d’homme », dit Le Banquet (191d). La tessère est un objet en deux : à la fois solide (tenant ensemble) et hugros au sens de liant et ajustable. Un seul (être) ou deux : c’est la question que Goethe pose devant la feuille du gingko, et c’est peut-être la question de forme essentielle que pose la poésie amoureuse. Un seul poème ou deux : c’est ce qu’on peut demander au poème n° 20 du « Livre de Souleika », poème-tessère dont une moitié revient à Hatem, l’autre à Souleika (les deux moitiés s’ajustent, mais les amants chantent-ils réunis ou séparés ?). Même question (un ou deux ?) à propos de plusieurs couples de sonnets dans Shakespeare : par exemple 5 et 6, 33 et 34 ; mais surtout 44 et 45 qui forment un sonnet double, comme Pétrarque compose une sextine double (n°332). Ils sont ajustés et réunis (à la manière de « coblas capcaudadas ») par le « the other two » qui ouvre le n° 45. Ils forment à eux deux un carré : le 44 parlent des deux éléments lourds (terre et eau), le 45 des deux plus légers et ondulatoires (air et feu). On pourrait les décrire aussi en disant qu’ils font un sonnet au carré, comme « La Mort des amants » de Baudelaire en est un : poème du 2 (voir la deuxième strophe) élevé au carré, potentialisé (le lit, dans la chambre ou stance, le divan, tombeau, étagère, cieux, esprit, miroir y sont des carrés, des chambres). Le français dans le sonnet de Baudelaire exprime une nostalgie du « duel », le nombre de la langue grecque, le « jumeau » : c’est à la condition que les amants feront ensemble un duel (comme deux lèvres, deux yeux) que leur couple sera « potentialisé », c’est-à-dire que sera dressé le carré ou chambre mystique où leur union est élevée en vie parfaite (voir le chiffre 4 dans Pétrarque n° 165, et dans Goethe VIII, 36, « Nuit de pleine lune », où le baiser est décrit comme le « 2 fois 2 lèvres » ; « tessère » vient du grec « tesseragônos », 4-angles).
Il y a un quatrain-tessère dans le premier poème du « Livre de Hafiz » :
Mohamed Schemseddin sage,
Warum hat dein Volk, das hehre,
Hafis dich genannt ?
ich ehre,
Ich erwidre deine Frage.
Mohamed Schemseddin, pourquoi, dis
Ton peuple, que je révère
T’a-t-il nommé Hafis ?
Je vénère
Ta question et la redis (l’élargis)
Les quatre vers forment le carré (ABBA) du quatrain du sonnet, et c’est par le troisième, où passe à la fois le bris et l’ajointement, qu’ils sont réunis. Vers-tessère dans Faust II : Hélène de Sparte apprend, sous la conduite de Faust, à parler-chanter en vers rimés (v. 9369 et suivants) :
- Dis-moi comment parler avec cette douceur ?
- C’est très simple, il suffit de parler par le cœur
(...)
- L’esprit ne cherche plus devant lui, ou derrière
Car le moment présent...
- Fait notre joie entière.
Le dernier est le vers-sumbolon, c’est-à-dire fait par le rapprochement des deux parts. Mais il ne faut pas dire qu’Hélène « complète », car du point de vue de la forme complète elle est d’emblée en possession de l’autre part. Il n’y a pas, dans le chant partagé-rimé, une forme que l’un (le maître) imposerait de sorte que l’autre (l’élève) viendrait s’y couler. Il n’y a pas un premier et un suivant : il y a un « selon », ce qu’exprime le v12 du poème 29 du « Livre de Souleika » : « Wie Blick dem Blick, so Reim dem Reime nach », « Comme regard selon regard, ainsi Rime rime ». Ce vers est sans verbe, sans pronoms personnels : on ne se soucie pas de savoir à qui revient le premier « Blick », le premier « Reim ». Le vers est fait de quatre singuliers : car tout ce que les amants font, sur le mode de l’échange, revient à du singulier, fuit le pluriel qui disperse (« Nous échangerons un éclair unique », dit « La Mort des amants »). La préposition « nach » qui termine le vers en le retournant comme un sablier n’exprime pas la succession (l’un après l’autre) mais le rapprochement continu des deux parts (« nach » = anglais « near ») ; « nach » est le miroir constituant le carré des amants, le duel potentialisé. Le duel amoureux, le chant amébée et la rime s’inventent « à l’envi », c’est-à-dire proprement « à l’invitation de » (« Usant à l’envi leurs chaleurs dernières » - « La Mort des amants »). Perpétuellement l’un des deux invite l’autre chez lui, chacun hôte et tous deux en exil comme dans n° 94 de Pétrarque. Ensemble ils font et refont toujours la même chose (singulier) toujours partagée : c’est la définition de la rime, « biloba » comme la feuille du gingko et provoquant même question et même réponse (« Ne sens-tu pas à mes chansons / Qu’Un et double je suis ? » - Goethe, VIII, 10). Car c’est bien Amour qui est « hugros », et non un des amants et l’autre à sa suite. « Dilaram schnell » dit le v3 dans le poème 29 du « Livre de Souleika » : « schnell » n’est guère adverbe ici (« Dilaram promptement ») ; c’est plutôt l’adjectif (« Dilaram-la-prompte ») ou même le nom : à cet instant, au même instant que Behramgour, « in un punto » dit l’italien - Dilaram est la Promptitude, pour faire ensemble avec Behramgour à nouveau (« erwidern ») le toujours même. Amour hugros est si prompt à prendre au vol (comme on saisit la balle) et à comprendre, il est si « nimble » (l’adjectif anglais est tiré d’une racine « naem- », « prendre ») qu’il ne permet pas de dire si deux instants se sont passés ou un dans la réponse amoureuse plastique.
De sorte qu’Amour hugros est autre chose encore que le proportionné (« summetros » fait duel avec « hugros » en 196a du Banquet) et l’ajusté. Il fait un ensemble, italien « insieme », latin « insimul », à la fois, deux dans une même fois, habitant le même (même instant du temps, même pensée, même vie). Revenons aux quatre premiers vers du poème « Beiname ». La rime-sumbolon, dont une partie appartient au poète (Goethe) l’autre à Hafiz, est une rime de quasi-homophones : « hehre »-« ehre ». Mais il faut entendre ce que dit « ehren » lui-même. « Ehren » (« honorer »), c’est ne rien faire qu’accueillir, se faire hôte, laisser l’autre être qui il est, le saluer tel qu’il vient. La rime « hehre »-« ehre » est un salut : il consiste à reprendre le mot même que l’autre venant vers moi est en train de dire, à s’appeler du mot que l’autre dit, à saluer de ce même mot la rencontre ou le symbole : il n’est pas de tour de langage plus « épousant » (hugros) que celui-là. Et à son tour, dans la dernière strophe du poème, Goethe (le poète occidental) dit : « je suis semblable à toi complètement ». Car l’un et l’autre pourraient s’appeler « Hafiz », « Conservateur du Livre Saint ». Goethe ne s’appelle pas Schemseddin, mais il peut s’appeler du nom dont le peuple persan appelle son poète. Le peuple est médiateur, en lui est semé « l’esprit » (« la nation entière est spirituelle », dit le chapitre « Généralité extrême » des Notes du Divan). « Esprit » désigne « le caractère d’excellence de la poésie orientale, le règne du plus subtil et élevé conducteur », qui, mystérieusement ou érotiquement, est capable de s’appeler d’un nom allemand, « Geist », comme Goethe d’un nom oriental, qui en allemand se dirait à son tour « bibelfest ». Un surnom nous est donné toujours par la communauté ; si elle est « hehr » (gracieuse, sacrée), alors le surnom est juste. Mais le titre « Beiname » doit être entendu comme « cognomen » plutôt que « surnom » : nom s’adjoignant, nom qui sert de lien entre le nom de l’autre, qui ne sera jamais le mien, et le mien. « Bei » (« cum ») est préfixe hugros : par lui, deux sont ensemble dans le même nom, se saluent d’un seul mot.
Toute salutation est une rime du même au même : « salut » dit l’un, « salut » répond l’autre. Un poème s’appelle « Salut » dans le Divan (III, 11). Mais le poème véritable du salut est le n°7 du livre IV (« Livre des considérations »). Deux voyageurs, deux marchands, se rencontrent sur une route. Bien qu’ils ne se connaissent pas, ils se sont salués. Erôs est tout entier dans la rencontre qu’une salutation a sacrée ; le salut est le véhicule minimal d’Erôs. Dire en effet « salut », « salve », « kaire » ou « salaam », c’est faire venir Dieu et c’est se faire son interprète ou son ange. C’est dire, en latin par exemple : que Dieu te garde sauf. Toute rencontre qu’un salut scelle passe par Dieu (comme Leibniz dit que la communication entre monades même les plus proches passe par la monade suprême). Le poème IV, 7 raconte l’effet miraculeux d’un salut échangé une fois (« ehren » du premier vers se comprend comme : « rendre la pareille »). Quand de manière inattendue les deux voyageurs se retrouvent, un autre fois (la longueur de temps entre les deux fois n’importe pas), ils tirent le « bénéfice » (« Gewinn », v. 10) du salut inaugural d’autrefois. Se retrouvant, les deux marchands échangent maintenant des marchandises (« War um Ware »), mais dans le salut ils avaient échangé du même, et c’est pourquoi « Gewinn » doit s’entendre avec un sens religieux. Le « gain » est une Alliance nouvelle entre les deux voyageurs, et la rime la plus simple (salut - salut) est aussi la plus efficace, au sens de la grâce efficace. C’est parce que les deux inconnus s’étaient salués comme des amis, et parce que chacun, comme Amour hugros, était entré en l’autre pour lui souhaiter le bien maximal (le salut, la grâce, la paix), que leur séparation (l’un était parti vers l’est, l’autre l’occident) est resté un lien : le premier salut est le lien et il vaut de façon illimitée. Ce qui a été uni dans le salut ne va plus cesser de s’augmenter et d’engendrer (« increase », Shakespeare, 1, v1) : chaque nouvelle « fois » n’ajoute pas à la première, mais potentialise la première fois qui valait une fois pour toutes, l’élève à la « nième » puissance : c’est comme exposant qu’Amour est le plus hugros, ajusté-agile-enveloppant. Le mot « Gewinn » ne se comprend plus dans le sens du profit égoïste, il veut dire désormais : parce qu’Erôs hugros s’est introduit dans le salut originel, chaque nouveau salut extraira, comme un minerai de la mine (« Erz gewinnen »), quelque chose de la valeur inépuisable du premier salut. La première fois enveloppe (periptussesthai) toutes les autres fois qu’elle engendre, qui ne sont pas des fois suivantes, mais des fois enveloppées.
Pétrarque présente la version malheureuse de cet engendrement-potentialisation. Tout commence aussi par un salut, c’est-à-dire par la fois où se produit la chose inouïe : deux vies, deux voies, deux parallèles se touchent, se rejoignent par un point (voir dans le Canz le verbe « giungere » et ses dérivés), sont ensemble en un point et à la fois. Cet inouï, ce « novo », ne cesse pas d’être « novo », il l’est sans relâche, il hante tous les poèmes d’amour du Canz. Chacun répète-commémore le point, la pointe. Grammaticalement, la pointe est marquée dans le texte par le perfectif : « a me si volse » (111, v6), (Laure) « vers moi s’infléchit » (même « volse » dans la Vita nuova, chap III, récit d’un salut dont la « vertu » est inépuisable, comme dans le poème de Goethe). Le passé simple exprime que d’un coup tout s’est fait, que rien d’autre à jamais ne viendra, ne complètera, ne s’ajoutera ; que tout ce que l’inflexion miraculeuse a à donner est enveloppé dans « la fois pour toutes ». L’amant ne sort plus de cet instant inhabitable. Il passe sa vie éparpillée, trimballée (« L’aura mi volve », 112, v4, présent à la place du passé simple), à rechercher sur terre la trace de ce qui n’est plus sur terre ; « m’inchini a ricercar de l’orme / che ‘l bel pie fece in quel cortese giro » (108, v9-10). Toute la relation amoureuse s’enferme dans le « cortese giro » ». Tout est à tirer de lui ; l’amant se voue à l’expliciter, déplier ; mais il n’est pas (qu’est-ce, matériellement, qu’un « giro » ?), il est tout de suite « enlevée », « tolto ». La poésie ne s’écrit ni « in vita », ni « in morte », mais en présence de Laure enlevée, « tolta ». N° 324 dit : (Laure) « tolta m’è », m’est enlevée, « tandis que fleurissait mon espérance » : imperfectif contre imperfectif ; l’espérance n’a pas plus de fin que le deuil. La vie de l’amant se dispose suivant l’imperfectif. Amour désire ce qu’il ne possède pas, dit le Banquet. Imperfectif désire perfectif. La vie de Laure est perfective : elle se donne et se soustrait toujours toute entière d’un coup. Elle est « univers » : indivisiblement tournée vers l’un. Elle marche, comme les dieux, dans une nature-univers, sans voies, « invia » : c’est « le ciel sur la terre ». C’est l’amant qui marche sur les routes, mesure les voies, divise, s’éprouve à la croisée des chemins. Le perfectif est la blessure (« il n’est pas de pointe plus acérée que celle de l’Infini » - Baudelaire, « Confiteor de l’artiste »). Mais il est, lui-même, le salut. Le passé simple est le lien qui fait perdre et gagner ensemble. Car chaque fois que l’amant répète-célèbre la pointe (la date de l’innamoramento), il laisse être à nouveau et sans cesse ce où sans cesse il se perd. Ainsi la parole poétique du Canz peut se résumer à indiquer toujours à nouveau ce qui s’est rendu à jamais invisible, peut se résumer à un « hoc est corpus », comme dans le premier tercet du n° 112 (« Qui cantò dolcemente, et qui s’assise, etc. »), tandis que la strophe précédente de ce sonnet est toute tissée d’adjectifs, comme des nœuds jetés vers le substantif, la substance Laure, qu’ils n’atteignent jamais (« or aspra, or piana, etc.), ou comme une nuée où Laure est enlevée. Laure est l’une et l’univers que le discours ne peut atteindre qu’en se déchirant chaque fois, comme le parfait tombant sur la chair imparfaite la divise ; toutes les antithèses « Pétrarquiennes » reviennent à l’antithèse « oxus-môros », l’aigu frappant le tendre. Laure n’est pas tantôt l’un et tantôt l’autre. Elle est le lien hugros qui les assemble. C’est le discours qui n’est pas capable d’exprimer cet ensemble, ne peut le dire qu’en deux.
La répétition doit donc être dans le discours la figure érotique dominante. Car le malheur du discours amoureux est qu’il n’a à dire que l’un, le même, le « well » (ce qui épouse exactement, enveloppe et fore mon « will », mon désir) ; mais discourant, il s’éloigne de l’un ; alors il désirerait s’éloigner enchaîné (comme Pétrarque 89, v9-11), s’éloigner fidèle. Le retour des mêmes sons, mêmes mots, dans la chaîne du discours, est le gage de la fidélité. À l’aimé, comme aux dieux, semble appartenir la perfection immuable. L’aimé « se tient » dans la perfection, est premier et comme au premier jour. Aucun discours ne se tient tranquille ; les discours coulent. Mais la répétition allitérante et assonante est une manière de faire sonner l’un (de le rappeler et de lui correspondre) à chacun des pas, des plis, du discours amoureux se dépliant. Sonnets usent de ce procédé dans tous les vers, et, plus encore que dans le Canz et dans Amores, on pourrait chercher à y vérifier la « loi de couplaison » que Sausssure trouvait dans les vers latins : aucun son ne doit rester seul, chacun doit trouver son même, tout se marie. Shakespeare, 104, v2-3 : “For as you were when first your eye I eyed, / Such seems your beauty still.” ; f-f, w-w, dans le premier vers, et “you-your” et “eye-eyed” : polyptotes (ils sont innombrables dans Sonnets). Plus répétant encore le « such-seems-still » du second vers, et frappant le « ai-ai-ai » à la fin du premier vers. Il fait l’effet d’un excès (« mauvais goût » dit Jean Fuzier), mais aussi d’une plénitude. Il fait entendre le trois dont ce sonnet parle (trois hivers, trois printemps, trois parfums) : c’est le chiffre et c’est le temps dans lequel le discours poétique rejoint la beauté, puisqu’à jamais elle possède seule le premier temps (« prime »), le temps princier (« first »), et que le deuxième temps jette l’amant loin ou hors de l’aimé. Le 2 représente la position « far where I abide » (27, v5) ; le 3 intervient ou interprète entre 1 et 2 (voir § g). Sonnets 104 possède aussi le 4, le carré : à « fair friend » du v1 correspond « for fear » du v13 ; mais l’allitération la plus significative et figurant le mieux l’arrêt auprès de ou dans la beauté est « still-stand » (v11) : deux fois la racine « sta- » . Pourtant, dit aussi le sonnet, la beauté immuable elle-même a, peut-être, comme Amour, son mouvement insinuant et captieux, imperceptible (« mouvement et immobilité » du beau, de Douve dans la poésie érotique d’Yves Bonnefoy) : « yet doth beauty (...) / Steal from his figure and no pace perceived » ; elle « glisse hors de sa figure » (traduction de Pierre Jean Jouve). Alors il faut dire (conclusion du sonnet) que la beauté de l’ami fut « l’été de la beauté », et que, si elle n’eut pas la permanence, elle eut le superlatif : été saison superlative (voir Shakespeare I, v1 : « fairest »), extrême, qui semble demeurer, « semble » devant être compris comme : simuler l’un, l’être. Le sonnet se termine par la rime prolongée « unbred - summer dead » (le sonnet dans la formule shakespearienne se termine et se repose dans le distique gg où se noue enfin ce qui s’était pourchassé et fui dans abab cdcd efef).
La rime est par nature la répétante, et le aaaa illimité du ghazel est la façon extrême (et la plus simple) d’honorer érotiquement un toujours même. « Les choses seront plus les mêmes qu’autrefois » dit un vers de Verlaine (dans « Kaléidoscope »). Par la répétition, l’objet aimé est aussi toujours plus le même : il croît parce qu’il est chanté toujours en tant qu’un, que « well », comme la gloire d’un poiêtes, d’un trouveur, croît, parce que son nom propre toujours le même est répété par la postérité (voir dans Horace III, 30, « crescam » et « dicar », et voir Banquet 208-209 sur le désir de gloire et d’immortalité). « Le jeu des rimes est la manifestation formelle de l’amour », dit Roubaud dans La Fleur inverse, p187. Honorer une rime : le jeu peut consister à la faire paraître le nombre de fois le plus élevé possible. L’exemple le plus marquant est Pétrarque 206 (Canzone unissonans avec rétrogradation), poème de 59 vers sur trois rimes figurant chacune 19 ou 20 fois : collier de rimes, reprise perpétuelle de la toujours même : elle « peut se cacher en mille formes, / Toujours, la très-aimée, je (la) reconnais tout de suite » (Goethe, VIII, 42, v1-2). Par la rime proliférante, l’un est sans relâche salué, appelé ; chacune le nomme et la bien-aimée a cent noms comme Allah. Mais quel mot-rime est le nom propre de l’aimée (lequel des 20 dans la canzone 206) ? Aucun et tous. Le nom véritable, en tant qu’il est hugros, les enveloppe tous et les lie. L’aimée-univers est nombreuse (comme une forêt) et une : « solo d’un lauro tal selva verdeggia » dit Pétrarque 107, v12, vers sinueux d’allitérations entrelacées. La rime nombreuse cache l’être unique, comme la forêt d’adjectifs de 112, v5-8, donne à la dame l’occasion de disparaître.
La répétition-rime a parfois la forme du jeu de mots, par exemple dans Pétrarque 280, v11 et 14, « ami – hami ». Amour, dans ce sonnet (comme aussi dans n°303), fait du monde une vaste prière, une « unanimité ». Le v11 dit : « Tous ensemble [eaux, oiseaux, poissons, etc.] priant pour que j’aime à jamais », « sempre ami ». La prière, portée par Amour messager (voir Banquet 202e), monte au ciel jusqu’à Laure. La réponse, le « Erwidern », de Laure, portée par Amour herméneute allant et venant, descend sur terre, et c’est aussi une prière, adressée par Laure : « preghi ch’i’ sprezzi ‘l mondo e i suoi dolci hami », « Tu me pries que méprise le monde et ses appâts ». La prière montante appelle à aimer, la descendante à mépriser, mais Amour est si agile dans son office de traducteur qu’il fait que les deux paroles sont concomitantes, sont la même : ce que marque la rime équivoque et chargée de sens : il faut que j’aime (« ami ») afin que Laure me fasse voir que les multiples beautés du monde ne sont que des leurres (« hami »). Amour hugros et interprète simultané convertit le même en même, convertit les fragmenta, le monde épars des créatures et des illusions, en direction du ciel uni et enveloppant, de l’Un. À la réponse de Laure convient le verbe allemand « erwidern ». « Erwidern » (dire à nouveau, reprendre et renvoyer), fréquent dans le Divan comme « gewinnen », n’est pas « antworten » (répondre) ; c’est rendre la pareille de telle sorte que ce qui était limité (l’amour pour une créature) se produit désormais en s’élargissant (« erwidern » est parent de « erweitern ») sans limite (l’amour pour l’Un). Le répons de Hafiz au poète occidental (II, 1), de Dilaram à Behramgour, des deux marchands échangeant leur salut, sont des « Erwidern » : chaque fois du même partagé et lié.
L’indulgent avril
(Hugo)
Dans l’univers-amour, tout fait un, fait un ensemble, tout aime (lire, de ce point de vue, les poèmes du « Groupe des idylles » dans La Légende des siècles ; un s’appelle « Pétrarque »). Univers hugros où les créatures se penchent les unes vers les autres, se lient et conspirent à faire toutes une même chose, chanter d’amour. C’est l’ambiance qu’évoquent les premiers vers d’Amores III, 1. L’adverbe « dulce » en donne la teneur : « latere ex omni dulce querunter aves ». « Dulce » au milieu du vers noue ensemble ce qui vient « de tout côté », nombreux mais au singulier, et se noue lui-même à « queruntur » pour former l’oxymore (douceur aiguë) caractéristique du discours amoureux, toujours en peine de rassembler ses fragments et de composer l’unité douce. « Dulcis », « dolce » (la moitié des poèmes du Canz disent « dolce » - ou un de ses lieutenants : « soave », etc.) donnent ce qu’on pourrait appeler le « tenor » de la poésie d’amour : sa teneur en tant qu’elle se produit comme ligne et mélodie continues, note tenue, comme une seule exclamation « eh » prolongée. Le nom « tenor » est en lui-même un oxymoron : tiré de « tenere » (tenir), il exprime tout à la fois tension (effort et concentration) et tendresse (délicatesse et fluidité) ; c’est cette tension-tendresse, ce tenor qui fait le fond ou l’esprit (« Geist ») du Canz, recueil plus coulant-continu que divisé et composé, où les deux parties (« in vita », « in morte ») s’appellent et coulent l’une dans l’autre, où un seul flux lie les « fragments » entre eux, plus solidement peut-être que les vers d’une épopée. Le nom « numen » (Amores, III, 1, v2) ressortit au tenor amoureux : il désigne fluidement la divinité en tant qu’elle penche la tête (« nuo »), s’est inclinée vers les hommes, comme Laure se penche du balcon du ciel en 280, v12-14. Et qu’est-ce que la grâce ou « vaghezza » sinon ce penché, cette inclination ? Ce seul clinamen est le véhicule d’Erôs. Il fait que les vies parallèles, gracieusement, miraculeusement, se rejoignent. L’adjectif allemand « hold » indique aussi un « numen », par exemple dans le poème de Behramgour et Dilaram (VIII, 29, v11) : « das klang zurück aus deinem holden Leben », « le son revint produit par ta vie penchée-bienveillante-douce » (« hold » a déjà été utilisé dans le même poème au v6 : il est dans le Divan un des adjectifs érotiques vedettes). « Credibile est illi numen inesse loco », dit Amores, III, 1, v2 : c’est une affaire de cœur, de foi donnée (« credibile ») ; il y a, parce que le cœur le désire et le sent, un dieu dans ce lieu qui se penche et fait que toutes choses ont l’air de s’y nouer à partir d’une source, ou d’une crypte (« inesse »). Mais où est-il ce dieu dont le cœur ne peut douter qu’il y est ? Sous lequel des arbres de la « vieille forêt » d’amour ? Quel arbre les résume et les enveloppe tous (voir Pétrarque, 107, v12) ? Un dieu qui n’est qu’un mouvement de la tête, qu’une inclination, est et n’est pas, comme « l’orme d’un giro » que cherche à terre l’amant du Canz. Si toutes les créatures heureuses-amoureuses se plaignent, c’est que toutes ensemble, et pour la raison qu’elles sont toutes ensemble, elles manquent l’un, elles se plaignent de son manque (voir le « hélas » universel exhalé en VIII, 35, v14 du Divan) : chairs séparées et plurielles, elle ne peuvent que désirer être et faire la chair singulière et une, l’ensemble orgiaque à quoi tend Erôs, selon Freud.
L’ambiance gracieuse se dit en allemand « Mut » et « Anmut ». Goethe parle de « Anmut » dans le chapitre « Divan futur » des Notes du Divan. Il en parle à propos de son « Livre de la mauvaise humeur » (« Unmut »). « Anmut » est au contraire l’humeur (« Mut ») liante (« an- »). « Unmut » n’est supportable et n’intervient qu’au sein de « Anmut », dit Goethe. « Anmut » (désir, grâce et lien enveloppant) peut se dire aussi « Wohlwollen », bienveillance. Le nom allemand « Wohlwollen » est une tautologie : il répète « woll », « will », il désigne l’humeur dans laquelle l’âme désire le désirable, veut bien le bien. N’est-ce pas l’humeur la plus naturelle, allant de soi, coulant ? « Une humaine bienveillance générale, un sentiment de solidarité tolérante et secourable - voilà ce qui relie le ciel à la terre et dispose un paradis auquel il est permis à l’homme d’accéder ». Cette humeur qui se nomme Anmut ou Wohlwollen est Erôs universalisé, dans sa fonction de messager reliant mortels et immortels (voir Banquet, 202e). C’est dans le sein de cette humeur (de ce « mood ») seulement que Unmut peut se donner libre cours : Unmut est accueilli (« aufgenommen ») dans le sein de Mut, et participe alors à et de la respiration de l’âme (voir Divan, I, 4, le poème sur la respiration). Unmut est le négatif (« un- ») de Mut et d’Erôs. Il est « toujours égoïste », dit Goethethe. Il se sépare de l’ensemble, du « tout à la fois ». Il produit du 2. Mais le 2 est la volonté du dieu, son numen : créant la lumière, il crée les ténèbres ; le oui, le non, etc. : la polarité (voir Divan, VIII, 35). Unmut marque dans la langue de la façon la plus simple la polarité, puisqu’il fait être d’un coup Mut et son envers. Mais il ne fait pas que les opposer : il les lie aussi en un mot. Il fait le travail que fait Aurora dans le poème « Wiederfinden » : il développe un jeu dans lequel les contraires jouent (comme un ressort ou une cause jouent) ensemble. Enveloppé et lié par Erôs, Unmut peut s’exhaler, et « Le Livre de la mauvaise humeur » croître comme les autres livres du Divan, dit Goethe. Le Divan croît en effet, n’est pas complet, cherche à se compléter : car tout ce qui est fait par et pour le désir de l’Un-Beau, désire engendrer : une fois encore le « increase » de Shakespeare, 1, v1 (voir aussi dernier vers de Sonnets, 115 : Amour, comme la gloire, même ayant atteint la plénitude, peut toujours croître encore).
Mais l’effet le plus prodigieux d’Erôs hugros ne consiste pourtant pas à faire sentir l’un, l’ensemble. Il consiste au contraire à disjoindre le même d’avec le même. Y aurait-il du désir s’il n’y avait du 2 ? Mais y aurait-il de l’amour s’il n’y avait du même ? « Nous échangerons un éclair unique » : le vers déjà cité de « La Mort des amants » décrit la puissance d’Erôs comme capacité à scinder l’un tout en le gardant au nombre singulier, à s’introduire comme interprète (« hermêneuon », Banquet, 202e) entre l’un et lui-même. Ainsi les amants peuvent-ils se parler et se correspondre, et ne produire pourtant jamais qu’un seul et même, comme Hatem devant son miroir se-voit-Souleika (« Reflet » dans « Le Livre de Souleika ») : deux objets (accusatifs) comme un seul. De ce point de vue, aucun mot n’est sans doute plus « hugros » que la préposition « um » dans les premiers vers de VIII, 17 du Divan. Ce poème est un neuvain. Renversé, considéré du bas vers le haut, il est pareil à une strophe de Canzone rimée abba bcdcd, dont le v5 serait la chiave. Que dit le v5 ? « Ainsi le soir, ainsi le matin ! », comme « Il y eut un soir, il y eut un matin », de Genèse. Ce que font les amants est création de l’univers, création perpétuelle de l’un, et dans les 4 premiers vers du poème, c’est le tourniquet de la préposition « um » qui permet d’exprimer l’un perpétuellement renouvelé. C’est le même « um » que dans « Aug um Auge », « œil pour œil ». C’est la même relation de représailles, pourrait-on dire en pensant au « riprendere » italien : les amants se reprennent sans relâche ce qui n’est ni de l’un ni de l’autre et qui n’est que dans la mesure où il est partagé, comme le pronom je-tu dans le dialogue, comme la balle dans le poème VIII, 16. « Um » indique certes échange, réciprocité ; indique un retournement (comme un sablier), indique un mouvement sans fin (comme un mobile), une image sans fin réfléchie (comme un face-à-face de miroirs). Mais il exprime par-dessus tout un excès : quelque chose de l’amour sera toujours en surcroît, ne sera jamais atteint, et le désir jamais éteint, parce que la préposition « um » ne fait chaque fois que s’enfoncer comme un coin entre le même et le même, et relancer la question : comment est-il possible que l’un (A) se partage, ne puisse s’éprouver et s’exprimer qu’en se réfléchissant, se disjoignant. Comme la formule de la relation d’identité (A est A) porte la pensée sur le « est » qui « interprète » entre A et A, la formule de la relation amoureuse « Lieb um Liebe » porte le regard vers le « um » qui va et vient, conduit le désir, l’accomplit, et dans le même moment lui commande à nouveau de se satisfaire. Aucune formule ne figure mieux Erôs hugros « se pliant en tout point » et ne découvrant, à chaque pli, que le seul pli, le simple, indiquant inlassablement le simple, le seul, comme le déictique « qui » dans Canz 112.
Dans ce madrigal qu’est aussi VIII, 17 (et qui se termine par « erwidern » dans son sens de « potentialiser »), l’expression amoureuse trouve sa plus grande élémentarité, trouve sa « matrice » (le nom « madrigal » fait entendre, dit-on, l’adjectif « matricalis »). La matrice est un singulier (le pluriel arrive dans le poème avec le v6) toujours se pourchassant. Il ne devrait y avoir que de l’arrêt, du « Stehen », du « still », du « sta- » : l’amour est arrêt, est un, est éternel. Mais l’arrêt ne peut s’arrêter ; c’est là le prodige. « Stund um Stunde » (v1) peut se traduire par « instant pour instant », plutôt que « heure pour heure ». « Instant » et « Stunde » sont liés par la racine « sta- », et peu importe ici la longueur de temps, puisqu’il s’agit du temps amoureux, de l’occasio, de l’heure propice, du temps fléchi vers nous, du temps dans son « giro » voulant être saisi. Et la « dunamis », l’effet et la fonction du « um », est celle d’Erôs, décrite par Diotime en 202e : c’est d’interpréter (traduire) et de faire passer. Ce qui ne peut être jamais qu’un, ce qui ne se divise ni ne se succède : l’Instant - voila que la préposition messagère l’échange, et porte un message de l’un à l’autre, d’être à être restant au singulier. Qui est-il, ce « um » ? Sa puissance semble aussi grande que celle de la préposition grecque « pros » dans le premier verset de l’Évangile de Jean : elle conduit en un tournemain de la proximité à l’identité (la Parole était auprès de Dieu, était Dieu). Ainsi dans le poème de Goethe : l’Instant est auprès de l’Instant, est l’Instant. C’est le rêve de tous les amants ; par exemple, Shakespeare, 45, v2 : ma pensée et mon désir « sont auprès de toi » (« with thee »), sont toi.
On trouvera dans les quatre poètes de l’amour des exemples du « um » interprète. La forme canzone fait ce que fait « um » : toutes les strophes sont les mêmes que la première et seule, chaque fois renouvelée ; c’est pourquoi la « forme canzone », comme l’expression « Lieb um Liebe » est en puissance illimitée. Les traductions de la « troisième époque » (chapitre « Traductions » des Notes du Divan) font jouer « um » : « elles aspirent à s’identifier à l’original », dit Goethe, par elles, « nous sommes poussés », « getrieben », comme par une pulsion (« Trieb ») d’Erôs, vers l’original. « Ainsi, tout le cercle se referme », dit Goethe. Mais, étant donné « um », il ne se referme pas : la version interlinéaire, forme ultime que prend Erôs traducteur, court entre les langues comme « um » entre même et même. Elle empêche le même de se refermer sur lui (« self-love ») et pourtant ne quitte pas la sphère du même. Dans la version interlinéaire, aucune des deux langues n’est plus dans son assiette, comme aucun des deux amants dans Pétrarque, n° 94 ; il y a une langue qu’on lit partagée, se pliant « pli selon pli » et épousant l’objet aimé (l’original) de telle sorte, qu’on doit poser la question : comment se fait-il qu’il y ait deux, dans Amour ?
Pour citer cet article
Philippe Marty, « Amour-Le-Liant (Hugros Eros) », paru dans Loxias, Loxias 7 (déc. 2004), mis en ligne le 15 décembre 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=92.
Auteurs
Université de Nice