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Robert Kahn  : 

« Une volonté explosive de bonheur » : Walter Benjamin et l’Eros de la traduction

Résumé

Érotisme et traduction sont indissolublement liés pour Walter Benjamin. Parce que l’Eros est synonyme de quête de l’absolu et de la totalité, et parce qu’il a aussi été un traducteur, de Baudelaire, de Saint-John Perse, de Proust. Il était profondément convaincu de la force du désir qui circule dans ces textes. Nous nous intéresserons d’abord à la traduction utilisée comme un dispositif d’accréditation et comme un système thaumaturgique, dans le cadre d’une grande déception amoureuse. Puis nous relirons le texte essentiel qu’est ‘Die Aufgabe des Übersetzers’–‘La Tâche du traducteur’ en étant attentif à ce qui, en lui, relève d’une pensée de l’Eros. Peut-être est-ce ce qui le structure tout entier. Enfin nous évoquerons cette première actualisation de la théorie que représenta en 1923, la traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire. L’un de ces poèmes célèbres, « À une Passante », indiscutablement « érotique », préfigure la pensée sur l’Histoire de Benjamin.

Index

Mots-clés : Asja Lacis , Baudelaire, Eros, mystique juive, Proust, Targoum, traduction, Walter Benjamin

Plan

Texte intégral

1Érotisme et traduction sont indissolublement liés pour Walter Benjamin. Parce que l’Eros est synonyme de quête de l’absolu et de la totalité, et parce qu’il a aussi été un traducteur, de Baudelaire, de Saint-John Perse, de Proust. Il était profondément convaincu de la force du désir qui circule dans ces textes. Nous nous intéresserons d’abord à la traduction utilisée comme un dispositif d’accréditation et comme un système thaumaturgique, dans le cadre d’une grande déception amoureuse. Puis nous relirons le texte essentiel qu’est ‘Die Aufgabe des Übersetzers’–‘La Tâche du traducteur’ en étant attentif à ce qui, en lui, relève d’une pensée de l’Eros. Peut-être est-ce ce qui le structure tout entier. Enfin nous évoquerons cette première actualisation de la théorie que représenta en 1923, la traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire. L’un de ces poèmes célèbres, « À une Passante », indiscutablement « érotique », préfigure la pensée sur l’Histoire de Benjamin.

I. Le dispositif de la traduction

2Dans un passage du brouillon d’une lettre destinée au « directeur général de la Bibliothèque nationale » en date du 8 juillet 1935, Benjamin écrit : « Vers la fin de mes études1, je me vois amené à un examen approfondi du côté érotique de la vie parisienne et je ne pourrais pas entreprendre cet examen sans l’aide de certains volumes consignés à l’Enfer. […] J’ai été d’autre part le traducteur de l’édition allemande des œuvres de Proust2. » Une lettre du 18 juillet à son ami Alfred Cohn nous apprend que sa demande a été acceptée. Comme le fait remarquer Pierre Missac3, Benjamin s’est sans doute émerveillé de ce que le terme employé traditionnellement pour cette partie de la réserve de la BN consacrée aux écrits érotiques et pornographiques soit le même que celui qu’il utilisait pour le XIXe siècle dans son ensemble, époque du règne total de la marchandise.Ce qui nous intéresse c’est bien sûr l’accréditation qu’est la traduction de Proust. Voici la clé qui ouvre toutes les portes, même celles de l’Enfer. Mais elle peut aussi avoir une vertu thaumaturgique. Benjamin a en effet rencontré en 1924 à Capri une jeune Lettone, Asja Lacis, à qui il va rendre visite à Riga en novembre 1925, sans y avoir été vraiment invité. Il écrit à son ami Thankmar von Münchausen, le 5 novembre : « Vous connaissez sans doute Riga, ainsi que sa mélancolie, qui ne peut qu’étreindre fort brutalement, en novembre, celui qui, il y a peu, arpentait des rues romaines. Ici, il ne reste plus que le travail et je me suis précipité sur la traduction de Sodome et Gomorrhe, qui s’est révélée poser suffisamment de difficultés pour occuper quelqu’un du matin au soir4. » Le manuscrit de cette traduction, achevée par Benjamin, peut être aujourd’hui considéré comme définitivement perdu. Tout se passe en fait comme si le traducteur et l’objet de sa quête amoureuse devenaient eux-mêmes des personnages de ce roman, des méta-personnages. Asja est un être de fuite, comme Albertine, et son amant malheureux souffre des mêmes tourments que le Narrateur qui sait bien, que dans l’acte d’amour on ne « possède rien ». Pour se consoler ou pour tenter de séduire Asja, Benjamin lui lit, dans la chambre du sanatorium moscovite où elle est soignée, sa traduction de « la scène lesbienne de Proust5 ».

3Mais cette interpénétration de la vie amoureuse et du travail de la traduction, si elle ne lui ouvre pas le cœur de l’aimée, lui donne la clé de l’univers proustien. Comparons rapidement sur un exemple la traduction Benjamin-Hessel, inachevée pour des raisons historiques, et celle d’Eva Rechel-Mertens. Le Narrateur, dans Du côté de Guermantes,espère rencontrer et « posséder » enfin Mlle de Stermaria, dont Saint-Loup lui a vanté la « gentillesse ». Il se livre alors à une réflexion théorique sur le rapport entre le désir physique et son assouvissement, qui se caractérise par une grande précision des termes : « Je me livrais à ces imaginations qui sont des commencements de caresses, de caresses qu’on enrage de ne pouvoir faire achever par la femme elle-même (ces caresses-là précisément, à l’exclusion de toutes autres)6. » Eva Rechel-Mertens traduit les deux premières occurrences de « caresses » par « Zärtlichkeiten », qui signifie « tendresses », mot qui fait partie d’un champ sémantique beaucoup plus vaste7, alors que Benjamin traduit de manière littérale : «und es macht einen rasend, diese Liebkosungen nicht von der Frau selbst vollenden lassen zu können8 ». Traduire comme le fait Rechel-Mertens, en perdant de vue la littéralité, c’est perdre précisément l’érotisme du texte proustien, sortir d’un jeu qui s’installe à la limite de l’obscène ou de la pornographie en sollicitant l’imagination du lecteur. La traduction de Benjamin respecte la force du désir dans le texte, et, comme on l’a montré ailleurs9, l’omniprésence de la mort. Cette fidélité, qui donne un meilleur accès au texte, est due à une réflexion théorique, capitale pour l’Histoire de la traduction.

II. La Tâche du traducteur

4« La tâche du traducteur » est la préface de la traduction par Benjamin des Tableaux parisiens. Le texte a maintenant acquis un statut « canonique ». La complexité de la pensée et de la syntaxe benjaminienne ont d’ailleurs produits des erreurs : la première traduction française du texte qualifiant « d’intraduisible » ce qui, chez Benjamin, est au contraire, « au plus haut point traduisible » – « übersetzbar schlechthin » : « Wo der Text unmittelbar, ohne vermittelnden Sinn, in seiner Wörtlichkeit der wahren Sprache, der Wahrheit, oder der Lehre angehört, ist er übersetzbar schlechthin10.» – « Là où le texte, immédiatement, sans l’entremise du sens, dans sa littéralité, relève du langage vrai, de la vérité ou de la doctrine, il est absolument traduisible11. » « Schlechthin » : « absolument », ou plutôt, « au plus haut point ». C’est de ce « plus haut point » – orgastique ? – que l’on pourrait partir. Le texte de Benjamin ne fait rien d’autre que de décrire les conditions de possibilité de la rencontre de deux langues, par l’intermédiaire d’une œuvre littéraire. Dans le réseau de métaphores mobilisées par l’essai nous distinguerons celles qui, de façon évidente ou discrète, ont des connotations érotiques. Il semble bien que ce relevé n’ait encore jamais été effectué. Benjamin écrit, par exemple : « La finalité de la traduction consiste en fin de compte, à exprimer le rapport le plus intime entre les langues » – « das innerste Verhältnis der Sprachen zueinander12 ». Il commente et prolonge cette image en distinguant quatre verbes : « Il lui est impossible de révéler, de créer ce rapport caché lui-même, mais elle peut le représenter en le réalisant en germe ou intensivement ». C’est-à-dire qu’il y a nécessairement médiation, effet second, représentation du rapport entre les deux textes. Le mot « rapport » – « Verhältnis » a une connotation sexuelle, en français comme en allemand. Les langues entretiennent, dans la traduction, un rapport d’intimité amoureuse. La connotation est d’ailleurs renforcée par le recours au superlatif « innerste »-« le plus intime ». Voici le côté positif de l’après-Babel : la dispersion des langues permet qu’existe l’autre, et donc qu’on puisse le désirer, le « posséder » au sens proustien et lacanien, c’est-à-dire avec la certitude de ne jamais y parvenir véritablement. Mais la Chute fait qu’il n’y a plus d’accès direct à l’intimité de cette autre langue, il n’est pas possible de « créer », seulement de « représenter ». Cette idée de rapport intime entre les langues repose sur le postulat messianique qui est au cœur de la pensée de Benjamin. La traduction, en tout cas celle qui échappe aux contraintes de la pure et simple « communication » rejetée par Benjamin à cause de ses liens avec la société bourgeoise, est en route vers une « reine Sprache », une langue pure, originelle, pré-adamique, dont la nostalgie inspire tous ses textes depuis celui de 1916 « Sur le langage en général … » jusqu’aux « Thèses sur la philosophie de l’Histoire », sans oublier « Enfance berlinoise ». Cette langue originelle, pure, est sans aucun doute androgyne, un absolu, vers lequel toute traduction digne de ce nom tend. À partir de ce point de vue messianique, et contrairement à la doxa qui régit les traductions commerciales et qui veut qu’une traduction représente toujours une perte par rapport à l’original, toute traduction représente un gain, parce qu’elle marque une progression vers la langue pure, précisément du fait qu’elle est seconde : « Dans la traduction l’original croît et s’élève dans une atmosphère, pour ainsi dire plus haute et plus pure, du langage […] vers laquelle cependant, avec une pénétration qui tient du miracle, il fait au moins un signe, indiquant le lieu promis et interdit où les langues se réconcilieront et s’accompliront 13. » Cet horizon pour le moins lointain peut sembler de peu d’utilité pratique pour la traduction de tous les jours, celle que les éditeurs sont prêts à rétribuer. Mais il faut aussi signaler que l’essai de Benjamin ne se cantonne pas dans cette visée messianique, et qu’il propose aussi une « pragmatique ». Ainsi, le traducteur de Baudelaire conseille-t-il, à la suite de Rudolf Pannwitz, de « soumettre sa langue à la puissante action de la langue étrangère14 », ou, « au lieu de s’assimiler au sens de l’original, la traduction doit-elle bien plutôt, amoureusement (« liebend ») et jusque dans le détail, adopter dans sa propre langue le mode de visée de l’original15 ». L’adverbe annonce, plus loin dans l’essai, l’expression-clé « amour du pur langage ». Ce n’est pas un hasard si le texte benjaminien dit littéralement que l’acte de traduction est un acte amoureux qui vise, comme dans la vision platonicienne de l’Eros, à retrouver l’Un.

5Mais il ne faut pas pour autant négliger une couche sous-jacente très importante, celle de la mystique juive. « […] Le mode de visée de l’original, afin de rendre l’un et l’autre (langages) reconnaissables comme fragments d’un même vase, comme fragments d’un même langage plus grand16 ». Il s’agit non pas « d’amphores », comme le voulait la première traduction française17, mais des vases de la mystique juive, qui connaîtront à l’horizon messianique la réparation de leur brisure originelle, « qui réunifie et restaure l’être original des choses », ce qui correspond d’après Scholem, au concept cabalistique de « Tikkun »18. Or, c’est peu dire que la Cabale a un lien profond avec la pensée de l’érotisme. Scholem écrit à propos du Zohar de Moïse de Léon : « L’imagerie sexuelle y est employée à maintes reprises et sous toutes les variations possibles. L’une des images employées pour décrire le déploiement des sephiroth les dépeint comme le fruit de la procréation mystique19. » On retrouve l’image du « vase brisé » sous la plume de Benjamin en une autre occurrence, d’ordre intime. Il a séjourné à Moscou en décembre 1926-janvier 1927, en quête d’Asja Lacis. Pas plus qu’à Riga il n’est vraiment le bienvenu. Asja vit avec Bernhard Reich, un metteur en scène ami de Brecht, elle est d’ailleurs malade, se trouve dans un sanatorium, où elle est courtisée, entre autres, par un général de l’Armée rouge. Le journal intime de Benjamin consigne ses remarques sur la ville, sur la situation culturelle et politique, et porte la trace de ses espoirs et de ses désillusions. Le 18 janvier, Asja lui fait une visite surprise dans sa chambre d’hôtel, et a pour lui des gestes tendres. Il écrit dans son journal : « J’étais comme un vase au col étroit, dans lequel on déverse un seau de liquide. Je m’étais volontairement et progressivement si rétréci, que je n’étais pratiquement plus accessible à des impressions pleines et fortes venant de l’extérieur20. » La reprise de l’image du vase n’est pas ici une simple coïncidence. C’est plutôt que Benjamin ne fait pas de différence entre une réflexion théorique sur le langage qui confine à la mystique et une expérience de la vie intime. Le « vase brisé » de la Cabale annonce ou accomplit le vase vide puis soudainement rempli de l’expérience érotique (il n’est d’ailleurs pas totalement exclu que le traducteur se souvienne d’un lapsus plus que révélateur d’Albertine questionnée par le Narrateur. Il est vrai qu’il y était question, non d’un vase, mais d’un pot21). Il s’agit toujours du même désir d’une profonde unité retrouvée, de la conscience de vivre, de penser et d’aimer après la Chute, et de l’espoir inouï de trouver la trace de l’Origine perdue.

6Mais revenons à « Die Aufgabe des Übersetzers », dont le titre est profondément ambigu, « Aufgabe » pouvant aussi bien signifier la « tâche », le « devoir », que « l’abandon ». « Abandon » parce que Benjamin n’ignore pas que toute traduction est nécessairement seconde, parce que les fragments du vase brisé conservent les traces de la brisure et risquent de ne pas suffire à la reconstitution du vase dans son intégralité. Dans la progression de l’essai Benjamin vise de plus en plus à sacraliser à la fois l’original et sa traduction : les exemples qui viennent sous sa plume sont la Bible de Luther, la version que donne Hölderlin des tragédies de Sophocle, où « le sens tombe de précipice en précipice jusqu’à risquer de se perdre dans les gouffres sans fond de la langue22 ». C’est-à-dire que la traduction de Hölderlin apparaît à la fois comme un idéal à viser et comme un point de non-retour. Le dernier paragraphe de l’essai a une résonance apodictique : « Là où le texte, immédiatement, sans l’entremise du sens, dans sa littéralité, relève du langage vrai, de la vérité ou de la doctrine, il est absolument traduisible. Par égard non plus certes pour lui-même, mais seulement pour les langues. En face de lui il est exigé de la traduction une confiance tellement illimitée que, sans aucune tension, comme langue et Révélation dans le texte sacré, littéralité et liberté doivent s’unir dans la traduction sous forme de version interlinéaire. Car, à quelque degré, tous les grands écrits, mais au plus haut point les Saintes Écritures, contiennent entre les lignes leur traduction virtuelle. La version interlinéaire du texte sacré est l’archétype ou l’idéal de toute traduction23. » « Version inter-linéaire » : on croit comprendre, mais c’est mystérieux. Jean-René Ladmiral a proposé une interprétation. Il a vu dans ce terme technique une référence aux traductions littérales dans les judéo-langues de la diaspora, en particulier le ladino ou le yiddisch. Mais Benjamin est un ashkénaze, dont la famille, comme celle de Scholem d’ailleurs, est parfaitement assimilée. Nous avons proposé une autre interprétation: ce que la formulation benjaminienne viserait serait en fait l’existence du Targoum, c’est-à-dire la traduction en araméen du texte sacré hébreu, langue que les communautés de Palestine avaient très vite cessé de comprendre. L’araméen est la langue parlée par Jésus. Or, la particularité de la plupart de ces traductions, si elles sont bien « interlinéaires » (et marginales) est de ne pas être « littérales », mais de constituer bien souvent des commentaires. Voici un exemple, le verset 14 du chapitre 9 de L‘Ecclésiaste. Le texte hébreu dit : « Il y avait une petite ville avec peu d’habitants. Un grand roi vint contre elle, l’investit et bâtit contre elle de grands fortins. » Le Targoum de ce verset propose : « Le corps d’un homme est comparé à une petite ville ; en elle est un petit nombre d’hommes braves et puissants, de même que les mérites dans le cœur de l’homme sont peu nombreux. Le mauvais penchant, qui est comparé à un grand et puissant roi, entre dans le corps pour le dompter, et il assiège le cœur pour le séduire, il s’y bâtit une place pour y demeurer24. » C’est donc bien un sens allégorique que propose ici le Targoum. Or, il se trouve que Scholem connaissait parfaitement l’araméen et que Walter Benjamin suivait de très près les recherches de son ami en ce domaine. Les dernières lignes de l’essai de 1923 contiennent donc, de manière cryptée, une autre vision de la littéralité et proposent une autre conception herméneutique du traduire : une compréhension en profondeur qui aboutit au commentaire, voire à la critique, au sens que donne Benjamin à ce mot, pour retrouver le contenu de vérité du texte original. Ne peut-on alors parler d’« érotisme », à la fois pour cette démarche intellectuelle qui va épouser le texte dans la profondeur de son vouloir-dire, et pour cette disposition typographique qui fait que le texte, considéré comme « sacré », est pénétré par sa traduction ? Les lettres d’un même alphabet s’entrecroisent, ouvrant ainsi la voie à un troisième texte, encore caché ou à venir, et qui sera celui de la « Ursprache », cette langue originelle qui ne sera pas une langue historique, pas même l’hébreu.

III. « A une Passante »

7Une autre œuvre atteint, pour Benjamin, à la dimension du sacré : c’est celle de Baudelaire. Ses premières traductions remontent à 1914, la dernière mention se trouve dans une lettre à Adorno datée du 7 mai 1940, quelques semaines avant sa mort. Le travail sur Baudelaire devait constituer à la fois l’armature et le modèle réduit de l’opus magnum sur les « Passages parisiens ». Benjamin accorda une attention toute particulière à un poème qui rassemble érotisme, conception du temps historique et messianisme. Il s’agit du sonnet XCIII des Tableaux parisiens, « A une passante », qu’il a traduit dans son édition de 1923.

8Benjamin écrit : « Ce qui est unique dans la poésie de Baudelaire, c’est que les images de la femme et de la mort fusionnent en une troisième image, celle de Paris25. » « À une Passante » est, de tout le recueil, le poème qui assure le mieux cette fusion érotique des images. Citons-en les premiers vers :

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet 26

9L’anecdote est caractéristique de l’univers baudelairien : le poète, perdu dans la foule, reconnaît en un instant, en une « passante », la Femme qui lui était destinée depuis toujours, et qu’il perd instantanément et à jamais. Vision post-romantique, désenchantée, qui mêle intimement le raptus érotique et la disparition, la mort. En même temps, le choc du regard introduit dans la temporalité du poème un régime d’historicité, celui, si particulier, du messianisme. Walter Benjamin n’a pas seulement traduit ce sonnet, il l’a beaucoup commenté, que ce soit dans les notes pour les « Passages » ou dans son Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme. La foule, phénomène essentiel pour les analyses de Benjamin, n’apparaît pas dans le poème de manière directe, seul le premier vers y fait allusion. Elle est pourtant, pour l’analyste, la quintessence du vouloir-dire du poète. Par sa présence non-dite mais effective et déductible elle seule permet l’écriture du sonnet. Dans « Sur quelques motifs baudelairiens » Benjamin analyse en ces termes l’érotisme du poème : « Sous son voile de veuve, rendue plus mystérieuse par le mouvement même qui, sans mot dire, l’entraîne dans la cohue, une inconnue croise le regard du poète ; bien loin que, pour cette apparition, qui fascine l’habitant de la grande ville, la foule ne soit qu’un antagoniste, un élément adverse, c’est elle au contraire qui la présente au poète. Le ravissement du citadin est moins l’amour du premier regard, que celui du dernier. C’est un adieu à tout jamais, qui coïncide dans le poème avec l’instant de l’ensorcellement. Le sonnet nous présente l’image du choc, que dis-je ? celle de la catastrophe. […] Ce qui le laisse "crispé comme un extravagant" n’est point cette béatitude promise à celui dont Eros prend possession dans tous les recoins de son être. Cela ressemble plutôt au trouble sexuel qui peut envahir le solitaire. […] Ces vers font apparaître les stigmates dont l’amour est marqué dans la vie des grandes villes27. » L’analyse de Benjamin se poursuit immédiatement par une évocation de Poe et de Proust qui installe Baudelaire dans une constellation. Ce texte, rédigé dans les années 30, est le commentaire idéal de la traduction de 1923. Il insiste sur la dimension de la rencontre érotique comme choc, et pose une distinction capitale entre Eros et sexe. La rencontre a une dimension scopique, elle a lieu sous le regard de la mort, elle s’abolit dans l’instant même. D’après Beryl Schlossmann, qui a confronté la traduction de Stefan George et celle de Benjamin28, celle-ci, même si elle n’inscrit pas en toutes lettres le « deuil » (vers 2), au contraire de la version de George, le donne mieux à lire, en quelque sorte « entre les lignes ». Elle a aussi le mérite de ne laisser aucun doute sur le fait que le poète, ou le « je lyrique » a bien plongé son regard dans les yeux de la Passante (vers 6-7). Et par ailleurs le mot « ciel » disparaît de la traduction de George, annulant ainsi la double postulation si caractéristique de l’œuvre de Baudelaire.

10Schlossmann relève la cohérence profonde de la traduction de Benjamin. La Prostituée appartient au sacré. Elle incarne la tension entre « Spleen et idéal ». Mais si ce poème joue un rôle central dans l’interprétation benjaminienne de l’œuvre de Baudelaire, c’est aussi parce qu’il lui permet de condenser en un instant, en une image, sa réflexion de la fin des années 30. En effet, la fulgurance de ce choc que représente l’échange de regard fait événement, elle introduit à une autre dimension du temps, qui échappe au temps mécanique, à la succession linéaire de l’Histoire, telle qu’elle est pensée par les vainqueurs. Le regard du poète-flâneur qui plonge dans les yeux de la femme en grand deuil interrompt la chronologie, il fait césure. Interruption qui recèle un potentiel messianique, que la traduction libère encore un peu plus. Rappelons la formule de la cinquième thèse « Sur le concept d’Histoire » : « L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance29. » Il n’est peut-être pas sans intérêt de constater que l’historien matérialiste selon Benjamin, c’est-à-dire celui qui a une vision messianique de l’Histoire, était déjà présent chez le lecteur-traducteur de Baudelaire, celui qui fut sensible au choc érotique de la rencontre.

11La pensée de la traduction chez Benjamin s’appuie sur une pratique. Cette pratique est intimement liée à une pensée de l’érotique. Elle seule permet de dire la tension qui pousse les langues à aller l’une vers l’autre. Traduire c’est remonter vers la langue pure, originelle, dans un mouvement infini de réappropriation, qui est analogue à l’acte d’amour. Le texte étranger doit être respecté dans son altérité, son irréductible étrangeté. Telle est d’ailleurs, universellement, la loi du désir, cette « volonté explosive de bonheur », pour reprendre les termes que Benjamin utilise dans son article de 1929 pour caractériser l’œuvre de Proust, qu’il est en train de traduire.

Notes de bas de page numériques

1  Il s’agit du projet sur « Paris, capitale du XIXe Siècle ».

2  Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, V, 2, p. 1124-1125.

3  « Walter Benjamin à la Bibliothèque nationale », in Revue de la Bibliothèque nationale, n°10, hiver 1983, p. 38.

4 Marbacher Magazin n°55, Marbach, 1990, p. 131. Notre traduction.

5  Walter Benjamin, Moskauer Tagebuch, p. 138.

6  Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1988,t. II, p. 678.

7  Marcel Proust, Die Welt der Guermantes II, deutsch von E. Rechel-Mertens, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1959, p. 510

8  Marcel Proust, Guermantes, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1987, (1ère éd. R. Piper, München, 1930), p. 380.

9  Voir notre Images, passages, Marcel Proust et Walter Benjamin, Paris, Kimé, 1998. Un chapitre y est consacré à la traduction.

10  Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, 1, p. 21.

11  Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, « folio », trad. M.de Gandillac, revue par R. Rochlitz, 2000, p. 261.

12  Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, « folio », p. 248.

13  Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, « folio », p .252.

14  Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, « folio », p. 260.

15  Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, « folio », p. 257.

16  Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, « folio », p. 257.

17  Le terme allemand est « Gefäss ». Cf Mythe et violence, Denoël, 1971, p. 272.

18  Gershom Scholem, cité par Paul de Man, in Autour de la Tâche du traducteur, Paris, Théâtre Typographique, 2003, p. 36.

19  Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, Payot, 1983, p. 243.

20  Walter Benjamin, Moskauer Tagebuch, op.cit., p. 136.

21 Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard, « La Pléiade », 1988, t. III,p. 842.

22  Walter Benjamin, Œuvres I, p. 261.

23  Walter Benjamin, Œuvres I, p. 261.

24  L’Ecclésiaste et son double araméen. Qohélet et son Targoum. Trad. et présentation par Charles Mopsik. Lagrasse, Verdier, 1990, pp. 80-81.

25  Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, V, 1, p. 55.

26  . Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1971, pp. 88-89.

27  Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. J.Lacoste, Paris, Payot, 1982, p. 170.

28  Beryl Schlossman, « Pariser Treiben » in Übersetzen :Walter Benjamin, Frankfurt/M., Suhrkamp, 2001, pp. 280-310.

29  Walter Benjamin, Œuvres III, Gallimard, p. 430.

Pour citer cet article

Robert Kahn, « « Une volonté explosive de bonheur » : Walter Benjamin et l’Eros de la traduction », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 15 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6181.


Auteurs

Robert Kahn

Université de Rouen, Cérédi